
Chapitre 39
Lorsque je dépose Lucas aujourd’hui, Adam l’envoie dans sa chambre et referme à moitié la porte pour qu’il ne nous entende pas sur le palier. Il a roulé un bout de papier dans sa paume de main, et lorsqu’il le défroisse mon coeur cesse de battre un instant. Il s’agit de la minuscule photo de Rafael et moi. Quelqu’un a dû la lui donner, Adam n’a jamais aimé la presse à scandales. Est-ce Garance ? Même froissé, sur le papier, on me voit toujours sourire pendant que Rafael m’embrasse sur la tempe, on peut même penser que je suis en train de rire.
Adam me demande simplement, dans un souffle : « sérieusement ? » Il a un rire forcé avec des yeux tristes. Il libère un fleuve de paroles, de mots qu’il semble avoir répété depuis des mois, qui n’attendaient sans doute que cette occasion pour sortir :
« Où es tu Léa ? Où est passé la Léa qui m’a dit je t’aime sans même me connaître ? Celle qui m’a dit faisons un enfant maintenant, tant que nous sommes encore des enfants ? Celle qui m’a pris en photo chaque jour de chaque semaine de chaque année depuis que l’on s’est rencontrés ? Qui a passé des heures passionnées à vouloir tout connaître de moi, de mon enfance, à qui j’ai raconté des choses que je n’avais même jamais prononcées à voix haute ? Je ne sais plus qui tu es Léa ! Tu es un fantôme de toi-même, même ton visage ne te ressemble pas. Tu me manques, pas toi, mais l’ancienne Léa. Je préfère de toute façon que tu ne vives plus ici si ce n’est que pour être une copie. Alors je sais que tu es triste, que ta vie est dure, mais tu m’as éjecté, tu ne m’as même pas autorisé à essayer de te consoler. Tu voulais faire le vide autour de toi ? Ne plus avoir de regrets, vivre une nouvelle vie toute neuve, sans amour, sans attaches ? Alors oui sans doute que les engueulades c’était la merde, le quotidien était même parfois bien pourri. Mais on était heureux, non ? Merde ! Je veux dire on devrait être capables de se soutenir dans les moments difficiles, c’est ça la vie à deux non ? Alors je sais, j’ai mes torts, j’ai peut-être pas été très présent, c’était pas faute d’essayer, mais ce que je disais n’allait jamais, même mes bras devenaient encombrants, ils t’empêchaient de dormir, de réfléchir. Alors plus de câlins, plus rien. Le vide. Le froid. Entre toi et moi, sérieusement Léa ? Rappelle-toi de ce réveillon. Je veux dire il y a des couples qui ont besoin d’un costard et d’une belle robe blanche, des sourires de leurs parents et d’une pièce montée, de cette image mentale bien aseptisée pour se rappeler combien ils s’aiment… Mais pas nous, non. Nous il suffit de se rappeler ce réveillon, ta robe que je pourrais décrire les yeux fermés, avec du bleu, du blanc et de la dentelle, un truc vraiment renversant. De ton sourire, de tes yeux qui pétillent grâce au champagne mais surtout grâce à moi et mes sorties qui n’en font jamais rire d’autres aussi fort. De ma barbe qui te piquait comme tu disais, de ton rouge à lèvres rouge que tu as cessé de porter depuis, sauf quand tu sortais sans moi, de notre envie de danser, de nous amuser. Depuis combien de temps n’avions-nous plus envie de nous amuser ensemble Léa ? Sorties alternées avant même d’officialiser la garde partagée, combien de temps on a été colocs avant de se l’avouer ? Ne me reproche pas de t’avoir laissée partir, de ne pas t’avoir retenue. Tu peux pas savoir ce que ça m’a fait de te voir dormir sur le canapé juste pour me faire chier. Oui je le sais très bien, c’était pas tes insomnies, ah non, c’était juste pour me dire à quel point tu pouvais même plus dormir dans notre lit. A côté de moi ! Tu m’as fait de la peine, presque pitié mais tu m’as aussi fait tellement mal. Alors tu voulais de la bonne humeur au réveil, des sourires ? Je veux dire, j’ai pas souffert comme toi, d’accord, mais j’avais mal aussi quand même. Et Lucas au milieu de tout ça… Et les gens qui parlent, mes parents, les potes, ceux qui essaient de t’aider mais qui t’enfoncent encore plus avec leurs phrases à chier ! Je n’en pouvais plus de te regarder et de ne plus te voir Léa. Alors oui, je ne t’ai pas retenue, je t’ai laissé prendre tes cartons et te casser, mais franchement j’avais l’impression de te rendre service. Je me suis dit, elle n’a qu’une vie et celle-ci l’a complètement ternie. Si elle retrouve des couleurs loin de moi, si ses yeux brillent à nouveau en quittant cet appart, alors de quel droit je vais la retenir, moi ? J’ai espéré que tu sois heureuse à nouveau, que tu redeviennes toi. J’ai espéré aussi que ça te fasse revenir vers moi… mais pour ça ? » Il me tend la petite photo. « Alors aujourd’hui je suis juste dégouté, écoeuré. Franchement, je savais que ça pouvait arriver, j’espérais seulement ne pas le voir de mes propres yeux, ni jamais en entendre parler. J’espérais aussi quelque part que tu trouverais mieux, je veux dire si on part c’est pas pour rien non ? Enfin, surtout, je ne m’imaginais pas qu’un jour tu me sembles aussi loin, aussi étrangère. »
Il s’arrête pour reprendre sa respiration. Il essaie d’embrayer, mais il referme la bouche et ses épaules s’affaissent tout doucement. Il n’a pas desserré les poings. Je ne peux pas articuler un son, j’ai une boule dans la gorge, les larmes au bord des yeux et ça me fait tellement mal de les retenir. Il regarde de côté. Il attend que je dise un truc, sans doute. Je tente de parler mais ma voix s’enroue et je me tais. Il tend une main vers moi, il touche mon épaule comme lorsqu’on s’assure que quelque chose est bien réel. J’attrape sa main et puis je me retrouve dans ses bras. C’est Adam, son odeur, son torse dans lequel le mien trouve naturellement sa place, c’est familier, son menton sur mon front, ça semble logique. C’est rassurant et douloureux à la fois.
Je ne sais pas lequel des deux desserre son étreinte. Nos yeux tristes se croisent, une dernière fois. Il referme la porte. Je suis partie avec les milliers de choses que j’avais à lui dire coincées dans la gorge. Mais cette fois je lui ai enfin laissé la parole. Les grandes tirades c’est mon fort, je l’ai souvent assommé sous mes longs discours. Alors pas aujourd’hui. Aujourd’hui je l’ai enfin écouté, il a vidé son sac, il a dit tout ce qu’il avait sur le coeur. La meilleure réponse que je pouvais lui faire, finalement, plutôt que d’argumenter, de tenter de nier ou de me donner le beau rôle, c’était de me taire. Un jour je lui dirais tout. Un jour peut-être, il comprendrait.
Chapitre 40
La réaction et le silence de Rafael m’ont d’abord étonnée. Et puis petit à petit, le doute s’est immiscé.
Sophie et Nora sont chez moi. Réunion de soutien au sommet. Elles attendent que je lance le sujet, silencieuses et un peu gênées. Nora regarde au fond de son verre, Sophie avale compulsivement à intervalles réguliers les noix de cajou bios qu’elle a apportées.
Je termine mon verre, je l’ai bu d’un trait. Je grimace en le reposant sur la table. « Bon si on résume, mon boss est au courant que je sors avec un mec pour lequel on a travaillé, qu’il a 10 ans de moins que moi. Bon encore ça c’est juste gênant, c’est pas très grave, j’ai connu plus humiliant. Mais Adam fait la gueule, pour changer j’ai envie de dire, car il espérait, ouvrez les guillemets « que je sois partie au moins pour quelqu’un de mieux »… et a priori le mieux pour lui ce n’est pas un héros de téléréalité en dernière page de la presse à scandales. Mais… car ce n’est pas tout, je soupçonne Rafael d’avoir lâchement donné cette photo de nous contre de l’argent, un genre de fausse paparazzade qui n’intéresse personne. En gros d’alimenter lui-même ses propres ragots ». Silence de l’assemblée. Seule la bouche de Sophie émet de petits bruits de mastication.
« Non mais t’es dans la presse à scandales, quoi » souffle Nora.
Sophie répond « tu touches du doigt ce que François Hollande a vécu avec le Closer gate ».
Nora confirme avec un petit sourire timide « tu voulais donner un sens à ta vie… et bah voilà, tu peux rayer ça de ta liste de choses à faire avant de mourir ». J’éclate de rire. Nora et Sophie aussi. Tout à coup on ne peut plus s’arrêter. Toute cette histoire est tellement ridicule. Je ris à en avoir mal aux joues, Nora et Sophie se roule littéralement par terre. Je suis contente qu’elles soient là. Les situations désagréables ont toujours un fort potentiel comique lorsqu’on est bien entourée.
Chapitre 41
J’attends Sacha à notre point de rendez-vous habituel. Il arrive à l’heure, ça ne lui ressemble pas. J’ai peur qu’il me parle des photos volées, mais il n’en fait rien. Tout à coup je me sens stupide de penser que ça pourrait avoir une quelconque importance pour lui.
Il me déballe tout, rapidement, ca y est l’enquête est lancée. Delatre a été balancé par quelqu’un en interne.
Je ne comprends plus. Sacha a un rictus fatigué. Je lis dans ses yeux le désespoir, le fatalisme de quelqu’un qui connaît trop bien la condition humaine. Il m’explique rapidement, il semble avoir peu de temps. Dans cet hôpital il y a deux types de personnes qui se côtoient au quotidien. Les uns ont des intérêts financiers, les autres le souci de la dignité humaine. La crise, les problèmes dans le secteur de la santé publique… Sacha ne m’apprend rien, je connais tout ça pour l’avoir vu ainsi que les autres soignants multiplier les heures, les gardes et donner toujours plus sans reconnaissance. Certaines personnes haut placées dans cet hôpital ont besoin d’apport financier pour le maintenir à flot. L’argent rentre au nombre de patients, au nombre d’interventions ou de lits occupés. Il ne me dit pas qui. La direction sans doute. Ou encore au dessus, ceux qui investissent leur argent dans des vies humaines. Ces personnes font des fraudes à la sécurité sociale. Ils facturent des nuits en plus en réanimation, des opérations qu’ils ne réalisent pas. Des surfacturations, de fausses ordonnances de produits coûteux et inutiles à des patients en fin de vie, qui vont mourir. Ce que j’entends me donne des frissons. Et comment est-ce possible de faire ça dans un hôpital ? On croirait un mauvais fait divers. Sacha me raconte que Delatre en est venu aux mains avec quelqu’un d’important du conseil d’administration à l’hôpital au sujet des fraudes. C’est sans doute cette personne qui prétend que Delatre a euthanasié des patients. Il reste volontairement évasif. Je ne veux pas savoir, tant j’ai peur, tant la rage me submerge. Les familles des patients ont toutes décidé de soutenir Delatre.
Deux extrêmes sur un fil. Ce monde est dégueulasse. J’aimerais tout ignorer, n’avoir jamais mis les pieds ici.
Il ne dit plus rien. Il semble tellement épuisé, tellement en colère. Il me regarde droit dans les yeux. Il m’effraie.
« Je suis là, Sacha ».
Je réalise la complexité de son métier. Je repense à ma mère.
Ma main dans la sienne, ridée, jaune, aux veines bleues et apparentes. Pourtant pas si vieille. Elle n’était plus elle. La souffrance la dévorait, la consumait. Je lui ai simplement tenu la main, je lui ai parlé jusqu’au bout, sans m’arrêter, même quand je savais qu’elle n’était plus là. Je lui ai rappelé nos souvenirs, les Goudes, le bleu de la mer et les bateaux au loin. Je lui ai dit que nous avions été heureuses, tellement heureuses.
Sacha est près de moi, tout à coup. Il essuie de ses doigts mes larmes, que je n’ai même pas senti couler. Je sens son odeur, la vanille, et je sanglote doucement. Il tend les bras et les referme doucement.
Le même bateau, lui et moi. Ce bateau au loin qui s’en va. Dont on ne connaît pas la destination. Et qui ne contient sans doute pas de personnes plus malheureuses que nous.
Chapitre 42
Il y a quelques mois, je suis rentrée dans le rebord du lit de Lucas en allant fermer la fenêtre de sa chambre. Le coin du meuble en bois a percuté ma cuisse avec force. La douleur a été étonnamment vive. Je marchais vite, le regard perdu vers le ciel bleu. Un chemin que je fais plusieurs fois par jour. Mais cette fois la trajectoire a été déviée, sans que je sache pourquoi. Et la douleur s’est amplifiée, par cette sensation ébahie, ce chemin machinal qui ne devait me réserver aucune mauvaise surprise. J’ai eu une boursouflure gonflée et rouge. Puis violette. L’hématome est resté dur et rond longtemps sous la fine peau de ma cuisse, je le voyais tous les jours dans la salle de bain. Tous les matins je passais un doigt dessus et ressentais la douleur avec une satisfaction muette, celle d’avoir une blessure et de ne pas le montrer. Puis longtemps après, j’ai réalisé que le bleu avait disparu, mais que je n’avais pas vraiment su à quel moment. Le temps efface les boursouflures disgracieuses. Je sais que ça passera. Je ne sais juste pas quand, ni pourquoi. Ni si je le souhaite vraiment.
*
Rafael arrive chez moi, il est essoufflé. J’ai envie de lui dire que j’ai tout deviné, qu’il n’est qu’un con… mais il m’empêche de parler. Il m’embrasse si fort qu’il manque de me renverser.
« Léa, j’ai réalisé ton rêve ! »
« M’afficher dans les tabloïds ? »
Il ne relève pas, il m’entend à peine, il me tend une feuille de papier. Il s’agit d’un papier à en-tête d’une maison d’édition. Un contrat avec mon nom dessus, avec des mots que je n’arrive pas à assembler, des mots trop beaux pour aller ensemble.
« Tu vas le faire ton livre ! » il saute de joie comme un enfant. Je n’en reviens pas. Je m’assois, je me relève, je ne sais plus par où commencer. C’est impossible.
« Si ça l’est. Possible. ».
La propostion est belle : une rétrospective de notre siècle avec les photographes qui ont marqué la pub, avec ma photo contre le cancer. Mais pas que. Avec mes mots, mes textes, avec une évolution de mon travail en quelques années, confronté à mon analyse de l’évolution de la photographie dans l’espace médiatique. Comme si je méritais d’analyser le travail des autres, moi dont le nom est toujours précédé de mon agence. Léa Delorme, inconnue au bataillon.
« Mais pourquoi veulent-ils un livre de moi ? »
« Parce que tu es douée Léa ».
Je n’y crois pas, il doit connaître quelqu’un, ce n’est pas possible. Je respire bruyamment. Je crois que ça s’appelle de la joie. J’avais oublié cette sensation pure et enfantine, jouissive. J’aimerais que Lucas soit là pour le faire tourner dans mes bras.
J’embrasse Rafael, fort. Il est tellement content pour moi. Je ne sais pas ce que ça lui a coûté, ni comment il a fait ça. Mais nous sommes heureux, tous les deux. Il attrape ma nuque pour ramener mon visage à lui, dans ce geste paternel qui lui est propre. Sa force, son optimisme, sa joie de vivre se propagent en moi comme une énergie de vie. Il est tellement surprenant.
Eté 2015
Chapitre 43
Lorsque nous marchons rue de Rivoli, je m’arrête soudainement pour enlever mes chaussures à talons. Rafael rit, il veut qu’on prenne un taxi. Mais je veux marcher, encore, même si j’ai les pieds douloureux. Je veux arpenter Paris, faire durer cette soirée magique. Je le prends par la main. On a trop bu de champagne, trop parlé, trop ri. Mon livre, par centaines. Tous ces gens. Mes clichés commentés, disséqués. Mes écrits. Ma vision du monde de la photo. On m’a posé tant de questions sur mon travail que je ne m’étais moi-même jamais posées. On arrive aux bords de Seine, la nuit est douce en ce mois de juillet, Paris se vide tout doucement de ses habitants. Mon livre sort demain. Ce soir il y avait un peu de tout, les amis des uns et des autres, mais aussi les journalistes, les blogueurs. Toute cette petite émulsion de personnalités que je préfère habituellement fuir. Rafael était à l’aise, souriant. Il répondait à tous sans se démonter alors que je rêvais d’un trou pour me cacher. Je l’ai souvent pris pour un enfant mais il a la sérénité des grands. Ou alors c’est un grand comédien. Sa main en permanence dans la mienne, sur mon épaule, autour de ma taille. Toute la soirée à mes côtés. Je sais que sans lui, sans sa petite popularité, cette soirée n’aurait jamais eue lieu. Mais quand bien même. Les journalistes amusés, mon éditeur, que je commence à bien connaître, son sourire chaleureux, sa main douce me tendant une coupe dans un clin d’oeil. J’ai eu les larmes aux yeux brièvement. J’ai pensé que ma mère aurait été si heureuse pour moi. D’être là, à mes côtés.
Je marche dans la nuit. Je pousse Rafael contre le pont, dans une alcôve grise, à l’abri des regards. Je vois la Seine sombre et noire et les yeux plissés de Rafael, amusés. Il se laisse faire, docile. J’ai la sensation de l’aimer. En tout cas je ne peux me détacher de lui, je ne parviens pas à cesser de l’embrasser.
*
Je me réveille tôt, avec une petite boule au ventre, comme à chaque fois que Lucas ne dort pas à mes côtés le week-end. Il me manque. C’est un manque teinté de culpabilité. Sa présence était compliquée ces temps-ci. Maintenant que je me sens mieux, j’ai envie de partager les bons moments avec lui. J’ai peur de l’avoir trop laissé de côté. Qu’il soit trop tard. De ne pas avoir su lui apporter la douceur nécessaire à cette séparation.
Rafael dort profondément sur le canapé ouvert en lit, au milieu de mes plaids et couvertures à fleurs. Autour de nous, des vêtements, des photos éparpillées que nous avons commentées toute la nuit, une bouteille de champagne et deux coupes. Je regarde son visage endormi et je souris. La vie est surprenante mais si légère à ses côtés.
Je me lève et enfile un jean, un teeshirt blanc. Il fait déjà chaud dans l’appartement. J’attache rapidement mes cheveux, prend mon sac en tissu et mes lunettes de soleil. Je ferme tout doucement la porte. Je marche sur les grands trottoirs de l’avenue du Général Leclerc, le soleil brille déjà, il est à peine 9 heures du matin. Adam ne m’attend pas aussi tôt, mais j’avais besoin de marcher. J’ai envie de récupérer Lucas et de passer du temps avec lui. Malgré mes craintes, mes réticences à me dévoiler, j’ai envie que Rafael voit quel adorable petit garçon il peut être. Je me rends compte que je le connais depuis un peu plus de trois mois et que je ne l’ai pas présenté ni à mes amis, ni à mon fils. Il a seulement rencontré Nora et Sophie hier soir, un peu en retrait, intimidées sans doute. J’espère qu’il ne s’agit pas d’autre chose. J’ai besoin de leur totale approbation. Je n’ai pas la force de construire quelque chose sans elles, cette nouvelle exposition, et puis Rafael, même si je ne sais pas vraiment où cela nous mène.
J’arrive au parc Montsouris, je décide de m’y promener un peu en attendant une heure plus décente. Ce n’était pas sa semaine, mais Adam a accepté de prendre Lucas pour la soirée d’hier, je lui ai expliqué par texto que j’avais vraiment besoin d’être disponible, que j’avais une soirée pour la sortie de mon livre. Lui l’écrire de manière aussi froide m’a paru étrange. Il aurait été tellement heureux pour moi, avant.
Je prends un café crème à emporter à la petite cabane en bois près de l’étang. Son goût de carton chaud me rappelle toutes les matinées passées ici, tous les trois, au manège ou à jouer dans le bac à sable. Il y a déjà beaucoup de familles, des lèves-tôt contraints avec une progéniture déjà surexcitée. Il fait beau, c’est un samedi et les parisiens sont heureux. C’est aussi simple que ça. Et tout à coup je les vois. Mon coeur fait un bond. Il y a des silhouettes que l’on connait tellement, elles sont comme une prise à laquelle se raccrocher. Dans une foule elles se distinguent toujours des autres, comme si l’oeil était entraîné à les retrouver. Ils sont là tous les deux, à donner du pain aux canards. Je disais tout le temps que c’était interdit, on risquait de les tuer en les nourrissant. Aujourd’hui ils se passent de mon avis. Lucas est captivé, sérieux. Il jette de minuscules bouts de pain et attend que chacun trouve preneur avant de lancer les suivants. Adam a une expression apaisée, calme. Je devrais être avec eux. Si la vie avait une logique, c’est ainsi que ce devrait être. Je n’ose pas m’avancer. J’en ai envie sans bien savoir pourquoi, mais j’ai peur. De les déranger. Eux qui ont été tout pour moi, j’ai maintenant l’impression d’être une perturbatrice. Je décide de continuer, je marche vite, je m’enfonce dans le parc. Je trouve un banc, abrité derrière de grands arbres. Je ne veux pas les recroiser par hasard. Ne surtout pas les voir vivre sans moi. Je m’assois et bois mon café, tout doucement. Les gens autour de moi courent, parlent, rient, se disputent aussi. Ils avancent, ils n’ont pas l’air perdus. Ils portent sur eux cette douce certitude de savoir où ils vont. Le soleil brille dans le ciel.
*
Lorsque je sonne chez Adam, il m’ouvre tout de suite. Il me fait signe d’entrer, je suis tellement surprise que je ne bouge pas.
« Entre Léa, Lucas est occupé comme à chaque fois que tu viens le chercher… Je ne sais pas s’il le fait exprès, mais j’ai toujours beaucoup de mal à le faire bouger.
Je ne dis rien. Pourquoi me dit-il tout ça ? Il me regarde comme pour me sonder et continue :
_ Ce n’est pas parce qu’il ne veut pas te voir… il te demande tellement quand tu n’es pas là. Je pense que c’est juste pour nous faire comprendre que c’est lui qui décide.
_ C’est pour ça que tu mets toujours énormément de temps à m’ouvrir ?
_ Sans doute… Je n’avais jamais fait attention. Entre. »
Il se gratte la tête. Ce geste. J’entre.
Cet appartement qui a été le mien. Mon ancien chez-moi. Je n’y ai pas remis les pieds depuis tellement longtemps. Lucas est devenu un simple échange sur le palier depuis que je suis partie.
Ce qu’il y a de frappant avec les lieux qu’on a connus, qu’on a aimés, c’est l’odeur. On part et l’odeur reste, pourtant. Comme si je n’avais pas été une partie de ce parfum, comme si ce lieu n’avait pas besoin de moi pour sentir le parquet ancien, la tarte aux pommes, le coton propre et repassé. Alors même que je ne fais plus craquer ce parquet de mes pas, que je ne cuisine plus de tartes ici, que je ne lave plus les petits bodys blancs de Lucas. La vie a continué sans moi. L’odeur indéfinissable de cette maison me le dit. Adam m’apporte un café au lait, dans une tasse à lui que j’avais pour habitude de considérer comme la mienne. Je tends la main et j’ai les larmes aux yeux. Il reste immobile, désemparé. Je m’essuie de la paume de ma main, j’essaie de sourire. Mais je sais à quel point il doit ressembler à une grimace. Adam finit par s’asseoir à mes côtés. Il me prend la tasse des mains et la dépose sur la table. Il me serre dans ses bras. Et c’est comme la dernière fois. Adam, cette étreinte que je connais par coeur. Mon menton qui se pose sur son épaule. Comme une évidence. Il me caresse la tête, ses gestes sont toujours les mêmes. Pourquoi n’at-il pas plus eu ces gestes-là, les derniers temps ? Si au lieu de me secouer, de m’engueuler, de faire bloc contre moi, ma tristesse. Si au lieu de tout ça il avait simplement ouvert ses bras, accueilli mon chagrin… Nous ne saurons jamais. Je me redresse et me détache de lui. J’entends des petits pas sur le parquet.
_ Maman ?
_ Lu ! Viens-là, allez, approche.
Il ne se fait pas prier, grimpe sur le canapé, entre nous deux. Il ne semble pas étonné de me voir là. Il accapare l’attention, se jette sur moi. Il m’a manqué.
_ C’était bien hier soir ? Me demande Adam. Il y a un voile sur sa voix.
Pourquoi suis-je soudain si triste alors que j’étais si heureuse de ma soirée ?Tout à coup les bras de Rafael me paraissent loin.
_ Oui c’était bien. Il y avait du monde.
Adam n’en demande pas plus. Il ne s’en sent pas le droit.
_ Je l’achèterai. Je te dirais ce que j’en pense.
_ Oui si tu veux. »
J’ai envie de partir tout à coup. Je ne veux pas qu’il lise ce livre. J’ai honte, sans savoir pourquoi. J’entraine Lucas, il se laisse faire pour une fois. Je suis contente de le sentir apaisé.
Alors que je repars, je croise Garance sur la route. Elle est sur le trottoir d’en face, il y a beaucoup de voitures entre nous. Je ne sais pas si elle fait semblant de ne pas me voir, en tout cas je tourne la tête pour que nos regards ne se croisent pas. Mon coeur se serre un peu de savoir qu’elle vient voir Adam, un samedi matin si tôt. Elle ne venait jamais nous voir, avant.
Chapitre 44
Nora fait rouler les grains de semoule entre ses doigts, les enfants chahutent gaiment dans le salon. Régulièrement une tête passe par la porte de la cuisine pour savoir si elle a besoin d’aide. Il fait chaud et les fenêtres sont grandes ouvertes. Elle s’essuie le front avec le dos de la main, elle remonte une de ses boucles dans l’énorme chignon au-dessus de sa tête. Elle me tend un verre de vin blanc bien frais. Je bois une gorgée et en cet instant je me sens bien.
« Léa ça fait longtemps que j’ai envie de te dire un truc, je ne veux surtout pas que tu le prennes mal. Je te le dis aujourd’hui car je sais que tu es mieux dans ta vie et que tu peux l’encaisser, d’accord ? » Je la regarde, figée. Elle va me le dire, Adam a une relation. C’est Garance. Je ne sais pas encore ce que je vais ressentir ou ce que je dois faire semblant de ressentir.
Elle poursuit, « Il faut que quelqu’un te le dise et il n’y a pas dix façons de le faire. Rappelle toi seulement à quel point je sais que tu as souffert et la difficulté de l’épreuve que tu as traversée, je ne minimise rien, crois-moi je suis ton amie la plus sincère.
_ Tu me fais peur Nora. Elle lève une main pour suspendre mes mots.
_ Léa… ce que je veux te dire c’est que… tu n’as pas le monopole de la souffrance.
Je reste immobile. Je suis surprise plus que blessée. Sans doute la douceur de son ton m’empêche d’être piquée au vif. Elle attend avec une forme d’anxiété dans les yeux. Je ne dis rien.
_ Je veux dire, tu as le droit de souffrir. C’est même nécessaire. Ce n’est même pas un choix d’ailleurs. Mais tu sembles oublier que d’autres traversent des choses… Le frère de Sara a eu un accident de moto, ça va mieux mais ils sont passés par des moments vraiment difficiles. Louise en est à sa troisième fausse couche, avec Nico ça ne marche pas et physiquement elle souffre pas mal. Romain a sa mère aussi, qui est malade depuis des années et là elle vient de rechuter. Tu ne les as jamais appelés, tu ne vois plus personne. Et Adam…
_ Quoi Adam ? le ton de ma voix est plus agressif que je ne l’aurais souhaité. _ Adam est malheureux. Il a beaucoup de stress dans son travail en ce moment…
_ Ce n’est pas nouveau. Depuis qu’il est rentré dans ce cabinet de recrutement il est tellement carriériste.
Je détourne les yeux, honteuse de détourner la conversation avec cette pique.
Nora reprend :
_ C’est un peu plus compliqué que ça. Il en parlait la dernière fois, avec les autres, ce qu’ils vivent là-bas est vraiment proche du harcèlement moral. Une de ses collègues s’est suicidée…Nathalie je crois, tu la connais ?
_ Oui je l’ai croisée quelques fois. Une personne dont Adam me disait beaucoup de bien, bosseuse, réservée et plutôt d’aplomb. On ne sait sans doute jamais réellement ce que vivent les gens.
_ Officiellement ce serait une rupture amoureuse, mais Adam dit que c’est plus que ça, ils subissent une pression énorme sans jamais en parler. Ses supérieurs sont de vrais pervers qui les montent les uns contre les autres…bref. Alors je sais, toi aussi tu traverses une sale période Mais tu n’es pas la seule. C’est normal d’être triste, qui ne le serait pas à ta place, je veux dire ta mère quoi… » ses yeux s’embuent de larmes.
Je la prends dans mes bras, je ne lui en veux pas, je crois même que je comprends. Qui d’autre aurait pu me faire passer ce message sinon elle ? Celle qui m’a tenu la tête hors de l’eau pendant des mois.
_ Léa c’est normal d’être triste, d’accord ? Mais pas contre le reste du monde, pas contre tes amis. Tu dois être triste avec nous. Tu ne dois pas rejeter les autres. Tu n’es pas comme ça et je le sais. Quand nous avons perdu le bébé c’est l’entourage, la famille, les amis qui m’ont sortis de ma tristesse. Je te dis ça pour toi, car tu entretiens un mauvais sentiment vis-à-vis des autres qui va te bouffer, tu te prives de l’amitié mais aussi de quelque chose de vraiment important…
_ De savoir qu’il y a des gens plus heureux mais aussi des plus malheureux que moi ».
Elle acquiesce, me sourit. En cet instant elle me fait penser à ma mère. Les choses ne sont parfois pas faciles à entendre mais il faut bien que quelqu’un les dise. La tristesse est un argument puissant. Elle nous autorise à ne pas nous lever le matin, à ne pas travailler, à ne pas donner de nouvelles, à ne pas sourire, à ne pas compatir avec les autres. A être égoïste. Mais qu’y gagne-t-on ? Si j’ai accepté de me laisser submerger par la vague, il serait peut-être temps de recommencer à nager.
Chapitre 45
Ma mère a vécu d’une drôle de façon. Elle a toujours eu énormément d’amis fidèles mais n’a jamais gardé d’hommes dans sa vie. A part Antoine, avec qui elle aura partagé presque 10 ans. Des hommes, il n’y en a pas eu tant que ça, je me souviens de certains, que j’aimais bien. Je savais toujours qu’ils ne resteraient pas, je ne me suis jamais vraiment posé la question, cela semblait un fait acquis pour tout le monde. Ma mère avait cette capacité à ne pas les intégrer réellement dans les plans, dans les choix. Ils étaient là, mais de passage. J’aurais pu trouver ça terrible, mais au contraire j’ai toujours admiré cette force qu’avait ma mère. De ne pas s’attacher à quelqu’un avec cette forme de désespoir, de vivre épanouie et heureuse en dehors du couple. Maintenant que je connais son histoire, la mienne, je comprends mieux. Son premier amour l’a laissée filer avec un bébé. Je ne vois pas qui pourrait être digne de confiance après ça. Si Antoine a été un long compagnon de route, il n’a pourtant jamais été l’homme de sa vie. Ils vivaient parfois séparément, ne prenaient pas toujours leurs vacances ensemble. Il a été présent du début à la fin pourtant. A sa manière à lui, discrète et respectueuse. Je pense à lui parfois, on s’est dit qu’on irait boire un café ensemble. Je ne sais pas ce qu’on attend. Peut-être d’avoir moins de peine. Dans ce cas on risque d’attendre longtemps.
Avec ma mère nous n’avions pas beaucoup de moyens, mais on vivait bien. Elle s’est toujours débrouillée pour faire de petits boulots, me faire garder par les voisins, les copines et maintenir le cap de sa vie. J’admire cette force. Je ne sais toujours pas comment elle a fait. Elle ne possédait pas énormément de choses matérielles mais elle avait tellement d’amis, toujours prêts à l’aider, à l’entourer. Elle a fait du théâtre dès que je suis rentrée à l’école, elle y a rencontré une deuxième famille. C’était une passionnée. Il y a dix ans, elle a monté son théâtre, avec une programmation amateure régulière et une école de comédie dans le Marais, dans un joli immeuble donnant sur une cour pavée. Elle avait une belle vie. Besoin de rien d’autre.
Ma mère était fan des brioches à la praline de la boulangerie Saibron, celle qui fait l’angle à la sortie du métro d’Alésia. J’avais pris l’habitude avant chaque visite dans son appartement de Montrouge, de m’y arrêter et de lui en prendre une. Une grande, que l’on partageait en 6 petites parts mais qu’on finissait par manger jusqu’à la dernière miette, accompagnée d’un café brûlant. Quand ma mère est morte, la boulangerie a changé de propriétaire et ils ont cessé de faire les brioches à la praline. Il y avait toutes les pâtisseries du monde. Des viennoiseries par dizaines, des pains aux raisins revisités à la cannelle, à la pistache. Des brioches au sucre et aux pépites de chocolat, rondes ou longues, au choix. Ils avaient même des éclairs à la vanille, mes préférés et l’un des parfums les plus rares à trouver à Paris. Mais ils n’ont plus jamais vendu de brioches à la praline. Ma mère n’était plus là et ils ont cessé de vendre ses brioches préférées. Parfois il y a de petites choses, comme ça.
Chapitre 46
Rafael arrive chez moi, à peine entré, il se précipite, ses mains sont dans mes cheveux, je sens ses lèvres dans mon cou. J’aime quand il referme les bras sur moi, je me sens petite, je me sens bien. Apaisée et complète. Il est souvent chez moi en ce moment. Quand il n’est pas là il me manque, même si je ne le lui dis pas. Surtout pas. Je pense aux rares fois où nous sommes allés dans son appartement. Austère, qui dit si peu de choses sur lui. Aucune indication sur son passé ou sa famille. Nous nous voyons depuis plusieurs mois mais j’ai encore la sensation de le connaître bien mal. Il a réussi à s’immiscer dans ma vie d’une certaine façon, mais il y a toujours une distance de sécurité, un cadre que l’on cherche à protéger. J’aime être avec lui, j’aime le fait qu’il soit disponible, qu’il se donne entièrement dans cette relation sans m’en demander davantage. Pour l’instant il n’a pas vu Lucas. Nous ne connaissons pas nos familles, ni nos amis respectifs. Quand il est là nous faisons tout ensemble, nous sommes soudés l’un à l’autre, comme pour profiter entièrement de chaque moment partagé. On cuisine ensemble, on regarde une série ou un film ensemble, on s’endort en même temps, main dans la main. J’aime cette naïveté de l’amour, cette douceur. Ca me rappelle l’adolescence. Je n’attends rien de lui, je n’ai pas d’exigence, s’il ne pense pas comme moi ou dit une bêtise je m’en fiche. Je n’essaie pas de façonner sa personnalité pour qu’il rentre dans mon cadre. Juste un couple sans problème de grands. J’aime le regarder, l’écouter, rire avec lui. Sa voix, ses yeux, ses mains. Les sentiments que j’éprouve pour lui sont étranges. J’ai eu pour habitude des relations opposées, celles où l’on ne fait rien ensemble mais où l’on se connait bien, où l’on attend que l’autre nous transcende, nous rende plus grand et où la moindre parole malheureuse génère de la frustration. Je connais peu Rafael et pourtant j’ai besoin de lui. De sa présence, le serrer dans mes bras, juste le sentir près de moi. Je n’ai pas besoin de plus, de projets ou d’avis commun. Je n’ai pas besoin d’être d’accord avec lui, de savoir s’il vote et pour qui, s’il partage les mêmes idéaux, les mêmes valeurs, les mêmes engagements. On évoque peu la société qui nous entoure, comme si nous étions seuls au monde. On parle beaucoup du passé et du présent. De nos enfances et de nous maintenant. Jamais de l’avenir. Au fond de moi je sais pourquoi nous ne l’évoquons pas. Notre relation n’a de sens que dans l’instant. Si on commence à rationnaliser, à réfléchir, il y a de fortes chances pour que tout s’arrête. On le sait lui et moi. On vit donc comme ça. Dans le moment présent. En étrangers fusionnels.
Chapitre 47
J’attends Nora, appuyée à la balustrade, vue sur la rue Daguerre. Il fait une chaleur étouffante comme tous les étés à Paris. Elle arrive avec cette impulsion caractéristique, elle est pressée, Sophie nous attend au restaurant. Elle prend le périph et j’ai un doute, je commence à la questionner mais elle se contente de sourire.
On arrive à Montreuil, dans un quartier trop résidentiel pour un restaurant. On entre dans un jardin tout en long, coupé de la rue par une bordure de grands arbres. Il semble partagé entre les habitants des appartements mitoyens. J’aperçois tout au fond une guirlande multicolore de guinguette, des tréteaux avec une jolie nappe à carreaux. Et tous mes amis.
« Joyeux anniversaiiiiiire »
J’entends un cri de joie et Lucas court vers moi. « Mamaaaaan ! ». Il me saute dans les bras. Je suis émue aux larmes. On est chez Nico et Louise, ils ont acheté et emménagé ici il y a près d’un an et je n’étais jamais venue. Dans leur appartement qui attend depuis presque aussi longtemps l’arrivée d’un bébé qui ne vient pas. Qui leur fait à chaque fois la mauvaise surprise de disparaître trop vite. J’aperçois Adam, c’est logique, il est venu avec Lucas. Sophie, Romain, Ludo, et puis tous ceux de la bande…et même Garance. Elle me sourit, elle me fait la bise comme les autres. Je me fiche d’elle tout à coup. Et ce sentiment a quelque chose de puissant. De libérateur. Je suis heureuse de les voir tous réunit. Sur la table, nos apéros habituels, chacun a ramené quelque chose à manger et à boire.
C’est après avoir demandé des nouvelles à tout le monde, reçu embrassades et accolades, résumé quelques mois de vie en quelques phrases, bu deux verres de vin et goûté au cake sans gluten de Sophie, que je réalise. Nora n’a pas convié Rafael. J’en suis soulagée. Je comprends alors que sa présence ici m’aurait gênée.
Gauthier a emmené sa nouvelle petite amie, Anastasia. Ca fait à peine un mois qu’ils sont ensemble. Après l’avoir vu galérer pendant des années avec Faustine, une petite blonde pulpeuse terriblement centrée sur elle-même, je suis tellement heureuse pour lui. Anastasia est douce et chaleureuse, elle lui prend la main sans cesse et le regarde comme s’il était un enfant. Avec affection et amusement. Parfois on perd du temps avec des gens qui n’en valent pas la peine, mais c’est ce qui permet de rendre la rencontre suivante si belle.
La nuit tombe tard, Nico et Romain ont sorti les guitares, une partie de Molki commence. Un joint circule mais personne ne sait qui l’a apporté ni roulé. Ca se vanne, ça rit. Ils m’ont tellement manqué. Adam joue avec Lucas, il lui montre comment jeter les quilles de bois. Je me rapproche d’eux. Je sais que les autres nous observent discrètement. C’est la première fois que nous sommes à nouveaux réunis tous les trois, avec eux. Le premier enfant du groupe c’est nous. La première séparation aussi.
« Ca va ? »
« Oui. J’ai démissionné. » Il dit ça d’un ton amusé, comme s’il savait d’avance qu’il va me surprendre. Et c’est le cas.
« Tu vas faire quoi ? ». J’essaie de ne rien montrer. Je n’ai plus envie qu’il lise dans mes yeux comme avant. J’aime sa voix et je le découvre maintenant. Cette voix aristocratique, ce ton un peu haut. Vestige d’une bonne éducation. Qui ne lui correspond pas mais qui le rend élégant quoi qu’il dise.
« Je ne sais pas et je m’en fous. J’ai le droit à rien, je suis parti sans même faire mon préavis. Ils ont voulu me faire des histoires et j’ai menacé d’emporter des clients avec moi, donc ils n’ont rien fait. S’ils savaient à quel point je m’en fous de leurs clients. Tout sauf bosser avec eux. » Il soupire, mais ne semble pas plus contrarié que ça. « Romain a besoin de mecs sur un chantier. C’est plutôt bien payé, j’aurais pas cru. Je vais utiliser mes mains et vivre au grand air… ça va me changer ». Il sourit.
« Toi sur un chantier ? Mais tu sais faire quoi ? » J’éclate de rire. Adam n’a pas le profil du manuel, il n’a jamais rien su faire dans notre appartement, il n’a jamais été branché bricolage et n’a pas vraiment le physique de l’emploi. Il rit aussi. Il hausse les épaules. Il a l’air plus libre tout à coup. Plus insouciant. Lui aussi il remet sa vie à plat. Il casse un peu tout autour de lui et il reconstruit petit à petit. On est obligés d’en passer par là, parfois. La nuit est claire et avec beaucoup d’étoiles, nous discutons tard, tous ensemble en ouvrant plusieurs bouteilles de vin. Nora a fait un gâteau au citron et au miel, avec un glaçage au sucre sur le dessus. Un fondant, celui que je préfère. C’est parfois si simple de faire plaisir à quelqu’un, de lui montrer qu’on le connaît bien. Qu’il a de l’importance. Je souffle quelques bougies, le compte n’y est pas et tant mieux. Adam danse, comme il le fait toujours, n’importe comment et sur n’importe quelle musique. Lucas finit par s’endormir sur moi, les lèvres collantes de miel et les mains noires de terre. Je n’ose pas le réveiller pour prendre dans ma poche mon portable qui vibre depuis tout à l’heure. Il finit par cesser de vibrer et moi par l’oublier.
Chapitre 48
Ca été tellement dur parfois avec Lucas. Et quand c’est difficile avec un enfant, il y a la double peine qui arrive automatiquement : la culpabilité. Aujourd’hui tout est plus doux et plus facile. Il a grandi, j’ai mûri. Je suis moins fragilisée par ce couple bancal et volcanique qui me demandait tellement d’énergie. Moins usée par la rancoeur et par les remarques d’Adam. Par ma propre méchanceté, ma propre verve, ma propre mesquinerie. Je me retrouve moi, plus douce et plus tolérante, telle que je l’ai toujours été, derrière cette carapace. Aujourd’hui je suis entièrement disponible pour Lucas lorsque je suis avec lui et entièrement disponible pour moi quand je suis seule. Si je suis honnête avec moi-même je sais que c’est une des raisons de mon départ. En fuyant le couple j’ai fui aussi mon rôle de mère. Pas à la hauteur ou trop difficile, je ne saurais jamais. Il y a juste eu ce moment où j’ai eu besoin de partir. De quitter un homme mais aussi un rôle de mère à temps plein. Pour mieux retrouver mon enfant, pour être plus patiente. Pour être à nouveau une bonne mère, entourante et aimante. Et puis aussi revivre à nouveau le plaisir d’aimer un homme. Un autre. De me laisser à nouveau bercer par la joie d’une nouvelle histoire, les papillons dans le ventre, la séduction, réapprendre que les sentiments et le sexe peuvent être des moments sans attaques ni bouclier. Juste deux personnes vivantes. Je n’ai pas été égoïste. J’ai juste voulu être vivante.
*
On mange à la petite crêperie de la rue Daguerre, celle qui a une petite terrasse abritée des regards. Lucas rit, il a du chocolat partout, il rayonne. Je le prends en photo et elles sont toutes belles. Rafael pose sa main sur mon genou. Il coupe la crêpe de Lucas et lui chatouille le menton. Mon téléphone sonne, c’est Sacha. Je m’éloigne.
_ « … Tu es seule ?
_ Non avec Lucas. Je laisse un silence. Et Rafael. Pourquoi ?
_ Je ne vais pas passer par quatre chemins. Méfie-toi de ce mec.
_ Quoi ?!
_ Crois-moi. Rien de grave. Il n’est pas net c’est tout.
_ Tu plaisantes ? Tu es sérieusement en train de m’appeler pour ça ? Il…non mais il est… ce n’est pas comme si on avait signé pour la vie. » Je parle plus vite que je ne le voudrais. Je reprends ma respiration « Et puis comment tu le saurais d’abord, tu le connais ?
_ Ouais. Enfin son frère. J’imagine qu’il ne s’est même pas vanté d’en avoir un. Un de ceux qui n’a que des ennemis au poker des Champs. Qui arnaque les gens. Tu sais bien Léa, j’en connais du beau monde. Et ton mec n’est pas clea, c’est un mytho. Allez prends soin de toi, c’est tout ce qui compte. Ciao Léa. »
Son ciao résonne à mes oreilles plusieurs secondes. Bien appuyé sur le a et le o mangé. Je regarde Rafael, plus loin. Il relève les yeux et me sourit avec douceur. Cela fait des mois que je le sais. Cette histoire n’a pas de sens et n’aura pas de durée. J’ai attendu les orages, tenté de provoquer des disputes. Je me suis sans cesse heurtée à ce sourire et ces yeux plissés. J’ai baissé les armes, reporté à plus tard une échéance que je savais inévitable, sans me l’avouer franchement. Et alors que cet appel sonne la fin, le mensonge que j’ai fait semblant de ne pas voir, tout à coup je suis triste. J’ai cette nostalgie qui s’empare de moi. Celle de notre légèreté, de ses mains, de sa façon si jeune de voir la vie, de ne rien envisager, de ne rien programmer. Je sais qu’il a été une transition. Douce et gaie. Il m’a réappris que la joie pouvait guider une relation. Que je pouvais apprécier à nouveau des bras autour de moi la nuit et rire encore au petit-déjeuner. Il a été une jolie lumière. Elle s’éteindra comme toutes les petites flammes, mais elle m’aura réchauffé quelques temps. C’est injuste pour lui, il n’a que le rôle de messager mais j’en veux à Sacha. Il a tout gâché. Je sais que dans quelques temps je le remercierai. Il a continué à sa façon, ce qu’il sait faire de mieux. Protéger les autres.
Chapitre 49
Ses yeux sont plissés mais de colère cette fois, qui perce à travers ses pupilles. Il frappe contre le mur de l’entrée, le bois de la porte craque et résonne dans le couloir.
« Je ne vois pas ce que ça change ! » Il crie fort. Je ne l’ai jamais vu comme ça. Depuis la première soirée où je l’avais vu pousser cette fille, j’avais toujours soupçonné cette facette incontrôlée. Je l’avais désirée, presque. Je la découvre aujourd’hui pleinement. Il s’est maîtrisé avec moi. Il a dû faire tellement d’efforts. Sans doute lui ai-je aussi apporté quelque chose, à ma façon. Une forme d’apaisement. J’aimerais le croire.
Il m’attrape le bras, le serre fort mais je ne ressens aucune douleur. Je ne suis déjà plus ici.
« Ca change quoi putain ?! Hein Léa, réponds-moi putain ! » Il me relâche dans un mouvement brusque, attrape un de mes cadres et le jette au mur. C’est une photo de Lucas et moi. Le cadre explose et le verre se répand sur le sol. Le voisin tape brutalement du balai sur son parquet. Comme pour nous ramener à la réalité. Rafael s’assoit alors, sur le canapé, la tête entre les mains et se met à pleurer. Je ne sais pas quoi faire devant une personne adulte qui pleure. Je m’assois à côté de lui, en faisant attention à ne pas me couper avec un débris. « Ca change tout sur le principe. La rencontre, la confiance… et ça ne change rien sur le reste, toi et moi ça ne serait pas allé bien plus loin ». Il s’accroche à moi, il est brutal. Je sens son souffle dans mon cou, ses mains dans mes cheveux. J’ai l’impression de consoler un enfant.
Il n’a pas été difficile de faire parler Laura. Rouge comme une pivoine et aux bords des larmes, elle m’a tout raconté. La première approche en Corse, le charisme de Rafael. Les discussions qui tournent autour de moi, son obsession pour mon blog, mes photos, ma famille, Lucas. J’ai la sensation désagréable d’avoir été d’un côté de l’histoire, sans en avoir compris une partie.
Rafael m’a menti. Il est un enfant abandonné. Dont les géniteurs ont démissionné, n’ont rien pu lui offrir d’autre que la misère. Un père absent et une mère malade. Un grand frère et la petite délinquance. Une forme d’exemple pour lui. Un modèle. Je n’en saurais pas plus. Il ne me dira rien d’autre. Ses parents n’ont jamais été comédiens, il n’a jamais voyagé. Il a tout inventé quand il a commencé à rencontrer des gens qui ne le connaissaient pas. il ne pouvait pas dire qu’il avait été trimballé de foyer en famille d’accueil, qu’il n’a jamais été au lycée, pas parce que l’envie manquait mais parce que partir en contrat d’alternance c’était s’acheter une liberté. Qu’il n’avait pas une thune. Il a été boulanger à Vitry pendant les deux ans de son CAP puis au chômage forcé suite à une allergie à la farine, la maladie professionnelle classique des jeunes apprentis en boulangerie qui passent trop de temps les mains dans la pâte, à respirer les fines particules de blé qui s’infiltrent dans leur peau. Il n’a jamais raconté à personne la détresse ressentie alors. Quand il a pensé que tout ce qu’il avait peiné à construire était en train de s’échapper, de lui filer entre les doigts. Comme si le déterminisme allait le poursuivre toujours, jusqu’au bout. Il me le raconte aujourd’hui, assis sur mon canapé au milieu des morceaux de verre. Les amis d’enfance qui sont tout autant de mauvaises fréquentations, les petits vols, la préventive. Son frère, le poker, les paris et les arnaques. Jamais d’agression ni de violence. Ce n’est pas lui. Le feu couve, mais à l’intérieur. Et puis son visage qui commence à plaire, Paris pas loin. La beauté et le charisme qui peuvent être un métier, une passerelle vers un avenir meilleur. Les mensonges. La téléréalité. L’argent facile, les filles, la fête. Son frère qui se prend pour un agent. Qui arnaque des gens, fais des combines. Qui pourrit toutes ses relations, en abusant de tous ceux qui l’approchent. La photo vendue aux tabloids c’est lui. L’appartement qui n’a jamais été le sien, sur l’Ile Saint Louis, une arnaque aussi. Ca et tant d’autres choses. Sa vie de mannequin qui commence, sans pour autant prendre de réel envol. Et toujours pas d’attaches. Pas d’amour. Pas de famille. Ses nouveaux amis qu’il se met à détester tant ils sont superficiels et égocentriques. Auxquels il ment, tout le temps. « Et puis toi. Notre première rencontre en Corse. Quand tu m’as pris en photo… j’ai senti que tu me regardais vraiment. Tu avais un air… je ne sais pas. Tu m’as plu… » sa voix s’enroue.
Il soudoie des infos sur moi à Laura qui balance tout. Mes photos, ce blog qu’il se met à lire assidûment, les 5 années d’articles et d’images quotidiennes qu’il termine en une nuit. Cette impression qu’il a alors de me connaître, de faire partie de ma famille. L’envie puissante, incontrôlable, d’être avec moi. L’obsession. L’adresse et le numéro de téléphone qu’il obtient sans problème. Notre rapprochement. La place vacante dans ma vie. Si facile, comme écrit. Son envie d’être avec moi, tout le temps, puis de me suivre aux Goudes, de s’immiscer dans ma recherche de père, dans la peine de la perte de ma mère. Ce sentiment de faire corps avec moi au fil de cette année difficile, lui qui n’a pas eu de cadre familial, qui n’a plus ni père ni mère. Qui n’a jamais fait ce chemin vers son passé, qui n’a jamais été aidé, entouré. Cette sensation qu’il a de me comprendre dans cette vie qui se délite. Il se contient, laisse de côté les petites arnaques, se calme pour me pousser à me rapprocher de lui, à rendre notre relation plus officielle, alors même qu’il sent que je m’échappe. Laura qui aura le rôle de lui dire où je suis à tout moment, de lui donner accès à mes mails, à mon agenda. Les mensonges. Sa jalousie maladive envers Adam. Son envie de se rapprocher de Lucas.
Rien de dramatique au final. Rien d’irréparable. Si ce n’est qu’il s’est oublié dans l’histoire. Je ne sais plus quoi croire de ce qu’il me dit, de lui, de son enfance, de ce qu’il ressent pour moi. Je ne saurais jamais. Démêler le vrai du faux. Ses parents sont-ils réellement morts ? Ce frère est-il vraiment celui qui décide de tout ? A-t-il finalement été violent avec cette Chiara ? Mais cette éducation, ses manières polies, cette douceur qui cache une si grande colère, elle vient d’où ? Je ne le saurais jamais. Une personne qui commence à mentir devient un mystère à tout jamais. Notre différence d’âge prend un sens différent, aujourd’hui. J’ai l’impression d’avoir fait office de mère de substitution, de pilier dans une vie qui n’en a jamais eu.
« Rafael, tu penses avoir trouvé l’amour, mais ce n’est pas ça. Tu restes en retrait, tu t’oublies, tu m’as mise tout en haut, il n’y a pas de raison à ça. » Il ne m’écoute pas. Persuadé que nous devons être ensembles. Que se ne sont que des mots pour l’éloigner. Que nous ne serons heureux que comme ça. Si je sais tout ça, ce qu’il pense, c’est que cette situation m’est familière. Cet amour absolu, incohérent, irraisonné qui a besoin d’être satisfait dans l’instant, sans lendemain, je l’ai déjà ressenti. A ce fameux réveillon, il y a 6 ans de cela. Je ne fête plus la nouvelle année pareil depuis. Tout ce qui suit un tel élan, une telle bourrasque de sentiments ne peut plus jamais avoir la même saveur.
Il a cessé de pleurer. Je le laisse resserrer son étreinte sur moi, mais je suis loin déjà.
Chapitre 50
C’est difficile d’essayer de ne pas ressentir de peine. J’aimerais que ce ne soit pas le cas, mais je m’étais attachée. Il m’a apporté une douceur de vivre que je croyais perdue. Je l’ai aimé quelque part, à ma façon, sans jamais voir au-delà du moment présent. Différemment des autres. Je ne crois pas qu’il y ait une façon d’aimer. Je me sens trahie par ses mensonges mais c’est à moi que j’en veux. Je me sens égoïste de le laisser, de lui faire de la peine. Mais je ne peux pas faire autrement. Je me sens proche de ma mère dans ce que je ressens aujourd’hui. Ce besoin d’indépendance comme une porte de secours. Un échappatoire. Je chasse cette pensée, ce n’est pas le trait de sa personnalité que j’ai préféré d’elle. Mais peut-être que si je parviens à être seule si facilement, c’est grâce à elle. Sa force. Je n’ai pas peur de ne dépendre que de moi. J’ai peur de tant de choses. Mais pas de ça.
Ignorer les appels, les textos. Me changer les idées. Aller boire un verre avec mes amis, nouvellement retrouvés. Comme si cette parenthèse sans se voir n’avait jamais existée. M’occuper de Lucas, pleinement. Eteindre tous les écrans, ne même pas prendre l’appareil photo. Juste lui et moi, nos jeux, nos moments de complicité.
Chapitre 51
_ Tu penses pouvoir les récupérer ?
_ Je vais essayer.
Je regarde autour de moi, l’appartement de Sacha est identique à ce que j’aurais pu décrire si j’avais dû me l’imaginer. Parfois les gens se révèlent être fidèles à ce que l’on attend d’eux et c’est en ça qu’ils nous surprennent. Un appartement blanc, peu décoré et en même temps chaleureux. Un canapé confortable, une petite table basse. Un balcon où il doit fumer des milliers de cigarettes en regardant au loin, des rideaux lourds, noirs. Pas de cadre, peu de décoration. On dirait qu’il vient d’arriver ou qu’il s’apprête à partir. Il pianote fiévreusement sur son ordinateur, je n’ose l’interrompre. Je ne suis pas à l’aise dans son intimité, comme si notre histoire n’avait lieu d’être qu’entre les murs anonymes de l’hôpital. Comme un élève qui croiserait sa maîtresse dans la rue, je me sens toute petite. Je m’imagine être son amie. Pourquoi pas après tout.
_ Je pense avoir trouvé un moyen.
_ Il existe des logiciels pour ça ?
_ Non.
J’en déduis qu’il possède une solution toute personnelle. Comme d’habitude. Il m’a donné son adresse par texto, demandé de passer tard après sa garde, vers 22h. C’était suffisamment important pour moi, alors malgré ma gêne j’ai accepté. Le quartier d’Oberkampf a toujours été un de mes préférés. J’aime les gens qui y vivent, la simplicité des bars et des immeubles. En terrasse les gens sont jeunes, bavards, ils aiment lire et boire du vin autour de petites tables en bois. L’immeuble de Sacha a les murs fins, j’entends des voix qui parlent à côté, des bruits de pas au-dessus. Je réalise qu’il ne connaît pas le silence. Jamais. L’hôpital est un des lieux les plus bruyants que j’ai connu. Je l’imagine rentrer tard le soir, allumer une cigarette, s’allonger sur le canapé et mater une série qu’il vient de télécharger. En observant la pile de livres au pied de la table basse, déposés en une colonne bancale et tordue, comme s’ils venaient d’être feuilletés, lus, parcourus avec fébrilité, je réalise que je ne le connais pas du tout. Je prends le premier de la pile et découvre Le choeur des femmes. Cette lecture ne me surprend pas de lui. Alors que je regarde son profil concentré, ses cernes noires, son menton mal rasé, je me demande ce que ça aurait été d’avoir un frère comme lui. Une personne pour m’aider, me tenir la main, me tirer d’un mauvais pas.
_ Ca va mettre un peu de temps à charger, mais a priori c’est bon.
Il s’adosse à la chaise, me regarde. Ses yeux qui parlent pour lui, comme toujours.
_ On peut descendre boire un verre en bas, en attendant ?
Alors qu’il descend les marches j’observe son dos. Il n’est pas très grand. C’est nouveau de le voir sans blouse rose. Il porte un sweat gris retroussé sur les avants-bras laissant entrevoir ses tatouages, un jean près du corps. Il est très fin. Pourtant il y a toujours cette force qui se dégage de lui. Il salue le patron d’un signe de tête, je le suis vers le fond du bar, il fait chaud, les gens sont en terrasse et nous sommes seuls à l’intérieur. J’imagine un instant qu’il espère ainsi me fausser compagnie pour aller fumer. En réalité il a besoin de me parler. Nous commandons du vin. Quand je sors le soir, je n’aime rien boire d’autre et cet endroit semble fait pour les gens comme moi. Sacha me regarde en se grattant la nuque. Comme d’habitude je détourne les yeux. « Tu as déjà ressenti ça ? Ce besoin de suivre ce que tu entends au fond de toi plutôt que ce qu’on te dit ? ».
Il me regarde à nouveau. « Bien sûr que tu as déjà ressenti ça, je suis bête. » Il me fixe comme s’il voulait lire dans mes pensées. Il regarde son verre, boit une gorgée
« Tu sais Léa, on t’infantilise du moment où tu sors du ventre de ta mère, on te pique, on te pèse, on te gave même, s’il faut. Et c’est pas grave, parce que c’est pour ton bien. On te mesure, on note tout dans un carnet. On te suit. On te donne des conseils, on te demande de faire plus de sport et de fumer moins. Mais c’est pour ton bien. On te fait peur pour te tenir, on met au monde tes enfants comme on l’entend, à la façon du moment. On ne t’écoute pas. Car c’est encore et toujours pour ton bien. Quand tu tombes malade on applique des protocoles, on dose, on ajuste. On note des chiffres, on fait des statistiques, on prédit la date de ta mort mais on ne te le dit même pas. On ne te parle pas. C’est pour ton bien, tout ça. Jusqu’au jour où tu meurs. Tu n’as pas choisi ta façon de naître, si la norme était de te coller au sein ou de te faire arriver dans une baignoire, le peau à peau ou la couveuse, tu ne choisis rien de tout ça. Et tu ne choisiras pas la façon dont tu meurs. Qu’un proche soit là à te tenir la main jour comme nuit dépendra du règlement de l’hôpital. La douceur de ta mort sera au bon vouloir des lois, des médecins et de personnes qui ne vivront sans doute jamais un centième de la douleur qui te cloue au lit jour comme nuit. Et là c’est un peu plus compliqué de te faire avaler que c’est pour ton bien. Mais c’est trop tard de toute façon.» Les larmes me montent aux yeux. Les images qui apparaissent entre mes paupières me hantent.
_ La seule chose qui me fait peur Léa, c’est ce monde qui prétend faire des lois, des normes pour la foule et qui oublie l’individu. Qui n’a pas le temps d’écrire pour les exceptions, pour ceux qui sortent du cadre. Ca me fait terriblement peur. Je ne prétends pas être un justicier, on est nombreux au coeur du système à penser comme moi. »
Je comprends ce qu’il veut dire. Etre à l’écoute, être dans l’empathie ça ne demande pas tant de temps. Ne pas être un simple soignant, être une main, une oreille, un ami parfois.
– « Tu es quelqu’un de bien Sacha. »
Il boit une gorgée de vin et me sourit tristement. Je lui prends la main sur la table. Je la serre fort. On a partagé tellement de choses et on se connaît si peu. Il ne m’a jamais autant parlé. Il lève les yeux vers moi et je perçois pour la première fois un tremblement sur sa lèvre supérieure.
– « Ma soeur est morte quand j’avais quinze ans. Elle a eu un accident de voiture. Elle est restée plusieurs jours dans le coma. L’équipe de l’hôpital a été là pour nous. C’était rien et en même temps c’était tout. Je me suis dit que c’était ça, voilà. Mon utilité je l’ai trouvé là. Ma raison de vivre serait de soulager les patients, les familles. Alors laisser des gens agoniser devant mes yeux… c’est très dur. Je donne un sens à ce que je fais si je peux apporter un peu de soulagement. » Il lève ses yeux noirs vers moi. La musique du bar happe le silence entre lui et moi. J’entends la voix de Berry sur l’harmonica en bruit de fond. « N’ayez pas peur du bonheur. Il n’existe pas ». Deux filles sont accoudées au bar, elles boivent deux cocktails rouges-orangés en riant fort. Leur légèreté m’hameçonne. J’aimerais être elles. « Nous allons mourir demain, ne dite plus rien. Laissez-vous aller le temps d’un baiser ». Je souris simplement à Sacha. Je suis trop dans l’émotion pour lui dire quoi que ce soit. Je n’ai pas envie de tout savoir de lui. Sa présence me suffit.
Au bout d’un moment en silence, je parviens à articuler :
– « Si tu as besoin, je suis là pour toi Sacha, d’accord. »
Il sort fumer, je termine mon verre, seule. Je n’ai pas mangé et lorsque je le rejoins dehors, le vin me rend flottante. J’apprécie un instant cette légèreté, puis je me rappelle pourquoi je suis venue ici.
« On remonte ? »
Dans la cage d’escaliers sombre, je passe devant. Le moment est électrique, je le sens. Sacha me pousse sur le côté, je me retrouve face à lui, il monte d’une marche. Il se penche sur moi et appuie fort son épaule contre la mienne, la bloquant contre le mur. Je sens son odeur, la vanille, et tout me revient, sa blouse rose, ses tatouages, sa voix rauque, la jalousie qu’Adam avait pour lui. Je me dis furtivement qu’il avait raison. Sa barbe naissante me pique le visage, je renonce à soutenir son regard, ferme les yeux et je sens sa langue autour de la mienne. Il est brutal, sa main me serre le poignet, trop fort. Son autre main glisse dans mon pantalon. On entend des voix qui viennent du hall. « Pas là » je murmure. Il se dégage, me regarde. Je vois tout ce qui défile dans ses yeux. Devant chez lui, alors qu’il tourne les clés dans la serrure, j’hésite tout à coup. Je ne veux pas penser. Si je pense c’est foutu, je n’entrerai pas. Il ouvre la porte et me regarde. Ce regard noir cerné, intense, cette bouche fermée qui n’exprime rien.
J’entre.
Il claque la porte mais ne la ferme pas à clé. Ce geste me rassure et je m’aperçois que je ne l’étais pas vraiment. Il n’allume pas les lumières, seule celle de la rue entre dans la pièce. Il enlève mon pull, le sien, dans la pénombre j’entrevois des tatouages sur tout son torse. Il est mince, plus que je ne l’aurais pensé. Nous nous retrouvons rapidement en sous-vêtements, enlacés sans l’être, c’est étrange comme sensation, il va vite, je me surprends à avoir vraiment envie de lui. Ses gestes sont fermes, il ne laisse aucune place à l’hésitation. Il y a quelque chose d’instinctif et d’animal. Nous sommes sur son lit, les draps sentent bon, sentent lui et tout à coup je me dis que j’ai envie de me blottir dans les draps de Sacha. Je l’arrête, penché au-dessus de moi, il me regarde, le sourcil relevé en une interrogation muette. Je lui attrape le visage et je l’embrasse tout doucement, je veux voir ce que ça fait, un tout petit peu de douceur entre lui et moi. Son coude s’affaisse dans le matelas et je sens son poids léger sur moi. A travers ses poils piquants ses lèvres sont douces. Il me caresse le visage, et soudain ses gestes sont maladroits. Je souris. Il s’arrête. J’ai l’impression d’avoir apprivoisé un animal craintif et en même temps d’être dans les bras d’un inconnu. Je souris encore. Lui aussi.
*
_ Ils sont tous là. Toute ta vie en 152 messages vocaux.
Il me montre la petite série de fichiers audio nommés par date. Il tire sur sa cigarette, en me regardant en coin. Ses yeux me racontent plein d’histoires. La lumière est toujours éteinte. La nuit d’été en ville est suffisamment claire.
_ Tu les écouteras chez toi. Je te les mets sur une clé.
_ Merci. J’avais tellement peur d’avoir perdu sa voix. Aujourd’hui c’est tout ce qu’il me reste d’elle… J’avance le bras et j’appuie. J’entends sa voix claire, sa voix d’avant la maladie. « Ma chérie c’est maman, je suis en train de regarder pour Lucas, tu penses que je prends du 2 ou du 3 mois ? Rappelle-moi bisous. » Il y a des messages encore plus anciens, ils remontent à cinq ans avant. Je clique sur l’un d’eux, au hasard.
« Amour de ma vie, c’est moi. Rejoins-moi quand t’as terminé et ne me dis pas non, je ne le supporterais pas. » La voix d’Adam, chaude, ironique et rieuse, celui qu’il était avant, drôle et séducteur. Je ne m’y attendais pas. C’est tellement bizarre de l’entendre comme ça. Un jour j’ai été l’amour de sa vie. Il n’y a que lui pour le clamer comme ça.
Sacha écrase sa cigarette. Il est pensif. Je m’éloigne de l’écran, il dépose les fichiers sur la clé et attend qu’ils chargent. Je m’assois sur son canapé. La fenêtre est grande ouverte, il fait encore chaud malgré la nuit avancée. Je lui pique une cigarette et regarde en bas les gens en terrasse. Il me rejoint et me tend la clé USB. Il s’assoit à côté de moi. Je lui dépose un petit baiser sur la tempe. Merci. Il sourit malgré lui. « Donc tu fais ce petit effet à tout le monde, Léa ? ». Ca sonne comme un léger reproche, pas vraiment grave, presque amusé, de ceux que l’on fait aux gens auxquels on tient. Ou plutôt de ceux que l’on se permet de faire à une personne dont on a la certitude qu’elle nous apprécie. Il se tourne vers moi, je ne réponds pas, alors il m’embrasse. J’ai le bas ventre qui fait des bonds. Il me serre le bras, fort.
« Je peux dormir là ? »
Toute la nuit, on dort l’un contre l’autre, main dans la main, sa bouche dans mes cheveux, son odeur mélangée à tout le reste, si bien que je ne la sens plus vraiment. Je n’ai pas l’habitude de ça, il murmure à un moment, comme pour s’excuser. C’est une tendresse presque désespérée. J’ai l’impression de deux personnes accrochées l’une à l’autre pour ne pas couler. Je touche longtemps la peau de sa main, mon doigt suit le contour de ses tatouages, je me blottis dans son cou. Je ne dors pas. Ça fait mal d’être là, d’être dans ses bras, sans savoir pourquoi. Peut-être parce qu’il n’y aura pas de lendemain, tout simplement.
Chapitre 52
Quand je rentre à mon appartement, j’ai la sensation de ne pas habiter là. Je ne suis pas chez moi. Sans doute que je ne vis pas ici depuis assez longtemps pour retrouver mes repères rapidement après une nuit comme celle-ci. Je m’allonge dans le canapé. Je suis épuisée. J’aimerais rester là mais je dois me changer et repartir travailler. Le regard noir de Sacha est devant mes yeux. La tasse de café qu’il m’a tendu. Sans un mot. Il n’a rien dit. Il n’a pas fait un geste. Moi non plus.
Je mets mes lunettes de soleil, j’attrape un jean qui traîne. Je ne veux pas me laver. Je me sens sale, mais je sens la vanille alors je m’en fous. Je marche et je ne vois pas où je vais. Je ne regarde rien autour de moi. Une main m’attrape le bras, je sursaute.
Rafael est là, devant moi et son apparition est incongrue, comme s’il n’avait jamais été dans ma vie. J’ai l’impression d’être face à un étranger. J’essaie de repenser aux Goudes, j’essaie de ressentir quelque chose mais j’en suis incapable. Je suis trop loin. Il tremble, il est en colère.
_ « C’est qui ?
_ Quoi ?
_ Arrête de te foutre de ma gueule… » sa jeunesse fait débarquer au galop des mots qui dépassent sa pensée, des mots qu’il regrettera. Il me fait de la peine, je le laisse hurler. Les gens se retournent, mais pas moi. Je lui fais face. J’attends que l’orage passe. Il me secoue le bras il aimerait sans doute me faire vraiment mal mais il se retient. Je n’écoute rien.
« Rafael. C’est comme ça c’est la vie. Je ne vais pas m’excuser que ça n’ait pas marché. C’est tout. C’est comme ça. Lâche-moi ». Je vois dans ses yeux des larmes apparaître. Toujours son âge à fleur de peau, trop fort, trop vite. Tout le temps. J’imagine que je serais cette fille qui l’a endurci, dont il parlera aux autres. Celle qui aura été un point de départ. Je tente de solliciter cet amour que j’avais pour lui dans les calanques, sur le pont au dessus de la Seine, dans mon appartement trop petit. La Grande Ourse et les grains de beauté. Mais rien ne vient. Ca n’a jamais été de l’amour, c’est tout. Ma mère aurait appelé ça un béguin. Mon regard se pose sur son visage. Ses yeux ne sont plus plissés. L’ont-ils jamais été ?
Il me regarde une dernière fois avec colère. Je le regarde par en dessous. Il est trop grand. Il lève ses deux mains près de mon visage, se retient simplement de me prendre par les épaules. Il me jette au visage ses sentiments à sens unique. Cet amour qui en était un pour lui et puis finalement, très peu pour moi. Je le regarde partir, avec cette démarche qui m’était devenue familière et qui me paraît un peu étrange, un peu bancale, aujourd’hui. Je ne ressens rien. Un peu de peine et puis le vide. Je dois être définitivement cassée. Ou je n’ai plus le temps à perdre tout simplement. Je pense à hier soir. Je ne sais plus. Je crois que j’ai besoin d’un grand café.
Chapitre 53
Un soir, je rentre chez moi tard, après une séance de sophrologie avec Sophie. Je me sens calme et étrangement vide. Mais alors que je m’assois sur mon canapé, j’ai un sentiment bizarre. Comme un doute. Je regarde autour de moi et c’est alors que je réalise. Tous mes carnets ont disparus. Je me lève d’un bond, ils étaient là hier c’est certain. Il est autour de 22h, il fait nuit dehors. Il n’y a personne. Je n’ai pas vu Rafael depuis des jours. Ca n’a pas de sens. Soudain je comprends. Rafael a dû faire un double de ma clé. Mais quand ? Putain ! Je sens une décharge électrique dans mon dos… et si ? Je fais le tour de mon canapé, je me dirige vers la chambre de Lucas, j’ouvre la porte et ma main tremble un peu. Personne. Je regarde sous le lit, dans les placards. Dans la cuisine. Il n’y est pas. J’entends alors un bruit de scooter, c’est suffisamment étrange dans cette rue piétonne pour que je le remarque. Je me dirige par la fenêtre, et cette ombre qui s’enfuit dans la nuit, je jurerais que c’est lui.
Je ferme ma porte à double tour en laissant la clé dans la serrure. Demain je la fais changer. Quel taré.
Mes carnets. Il m’a pris tous mes carnets. Je fouille dans la bibliothèque, j’arrache tous les livres, un à un, mais je sais qu’il les a tous pris. Tous. Il savait l’importance qu’ils avaient pour moi. Je sens les larmes me monter aux yeux. Des larmes de rage.
J’avais tout écrit depuis la maladie de ma mère. Tout ce que je ne pouvais pas écrire sur mon blog, tout ce que je ne pouvais pas garder sur le coeur. Je me sens violée dans mon intimité. Je lui avais dit une fois, alors qu’il me posait que la question, que ces carnets m’avaient sauvé la vie. Que l’écriture m’avait empêchée de sombrer au coeur de ma tempête. J’espérais utiliser certains de mes écrits pour proposer des textes à mon éditeur.
Connard.
Au milieu des livres éparpillés, mon paquet de cigarettes. Je jurerais qu’il était plein, il n’en reste plus qu’une. Je le prends dans mes mains tremblantes. Sur le paquet, au stylo bille, il est écrit « pense à moi en fumant la dernière ». Je le jette à l’autre bout de la pièce.
Je cherche à toute vitesse le numéro de Sacha dans mon téléphone. Sa voix rauque. Toujours là quand j’ai besoin de lui.
*
Le lendemain me voilà devant l’immeuble de l’Ile Saint Louis. Je sens une colère sourde monter en moi. Je ne sais pas ce que je vais lui dire. Mais il me faut ces carnets.
Lorsque je m’approche de l’interphone, je remarque quelque chose d’étrange. La petite plaque de métal doré avec son nom a disparu. A la place il n’y a qu’un espace vacant. Et je comprends, alors. Que je ne le reverrai jamais.
J’appuie de toute mes forces sur l’interphone. J’entends une voix de femme :
« oui, qui est-ce ? »
Je jurerais qu’elle attend quelqu’un.
« c’est… une amie de Rafael ».
Un silence.
« Je ne connais personne de ce nom, vous avez dû vous tromper…
_ Attendez, s’il vous plait… il m’a volé des carnets. Je vous en prie, ouvrez-moi, c’est important il faut que je les récupère ! ». Ma voix se brise.
Un silence à nouveau et puis finalement la porte s’ouvre. Quand j’arrive au 4ème, une femme m’attend. Elle a dans les 50 ans, elle est blonde et très maquillée. Ses yeux sont rouges.
Elle me fait entrer. Je remarque alors que la pièce a changé, il n’y a presque plus rien. Les objets, les tableaux ont disparu. Sur sa table basse, mes carnets. « Vous avez de la chance, j’allais les jeter. » Elle a la voix épuisée, de quelqu’un qui a trop pleuré, trop fumé. « Il m’a tout pris, tout. »
Je sursaute. « Qui ça, Rafael ? »
_ « C’est comme ça qu’il se faisait appeler ? Pour amener d’autres femmes ici ? Vous savez où il est ? ». Je secoue la tête. Elle soupire. Cette femme et… Rafael ?
Impossible… à moins que.
« Est-ce lui ? » je lui montre une photo mais non, elle ne l’a jamais vu. Ce n’est pas Rafael. Je lui explique alors « Ca doit être son frère. J’ai cru comprendre qu’il était mêlé à des histoires… je suis désolée, sincèrement. Je ne le connaissais pas ». Ses yeux se remplissent de larmes. Elle a dû l’aimer. Des arnaques, la pire est sans doute celle qui se joue des sentiments. Elle a la voix chevrotante :
« Il m’a dit s’appeler Enzo. Je suis arrivée de Monaco ce matin. Cela fait des jours et des jours qu’il ne donnait plus de nouvelles, je commençais à m’inquiéter… j’ai appelé la police, personne ne connaissait son nom. Il a tout inventé depuis le début. Il a vidé un de mes comptes en banque, je m’en suis rendue compte des jours après… je lui faisais confiance. Je pensais que peut-être il serait ici, dans cet appartement, je sais qu’il avait un double des clés. Mais non. Quand je suis arrivée il avait tout emporté. Même ce Banksy qu’il m’avait fait acheter… »
_ « C’était un vrai ? » Elle hausse les sourcils. Semble se rappeler que je suis une étrangère. Elle se mouche en regardant la Seine par la fenêtre. Comment Rafael et son frère ont-ils pu lui faire ça ? Je repense aux yeux plissés. Ce n’est pas lui, c’est son frère. Il n’a pas pu faire ça. Et pourtant.
Je referme la porte doucement, j’essaie de chasser de mes pensées la dernière fois que j’ai regardé par cette fenêtre.
*
En repartant je m’assois sur un banc, en face de la Seine. Je regarde mes carnets. Je ne suis pas aussi soulagée que je l’espérais. Je cherche une réponse. Sur l’un d’entre eux, à la suite de mes mots, je reconnais l’écriture appliquée de Rafael. « J’ai gardé celui qui me concerne. Tu me pardonneras. C’était beau ce que tu écrivais, vraiment. Même si je comprends mieux alors, en te lisant, ce que tu ressentais pour moi. Je te les laisse ici, je sais que tu viendras les chercher. Je ne serais plus là, mais il y aura sans doute quelqu’un pour t’ouvrir. On ne se reverra sûrement pas, alors je voulais juste te dire à quel point c’était bien de te connaître. Vraiment bien. Ne t’inquiète pas, ta clé est en ce moment même au fond de la Seine. Et tes carnets, je sais comme ils comptent pour toi. Je voulais juste les lire. Tu sais comme j’aime te lire Léa. Tu sais comme je t’aime ». Oui, je le savais. Il ne me l’avait jamais dit pourtant.
Automne 2015
Chapitre 53
« – Je crois qu’on peut dire que c’était une année vraiment étrange ».
« – Tu voulais être vivante. Voilà. Tu vis. Tu ressens des choses qui vont, qui viennent, tu les écoutes. Tu es sincère avec toi-même. Qui peut se vanter de vivre comme ça ? Si tu meurs demain, tu auras vécu Léa. Pas une vie terne où l’on se ment pour respecter les conventions. Pour les gosses et la maison. Tu irradies. J’aime ton aura aujourd’hui. » Sophie a commandé un moelleux au chocolat et deux cuillères. Un grand bol de thé vert pour elle et l’éternel café pour moi. Elle est comme ça, Sophie. Elle pense aux autres avant même qu’ils pensent à eux-mêmes. J’ai pour habitude de repérer les gens qui ont souffert car ils savent exactement quoi dire et quoi faire. Sophie a perdu sa maman quand elle avait 5 ans. Avant, sans vraiment me le formuler, je me disais vaguement qu’elle avait dû oublier la souffrance avec le temps. J’ai été tellement stupide, je n’ai sans doute pas été une bonne amie. Le temps a avancé bien sûr, mais Sophie est cette grande liane qui a su faire de sa vie quelque chose de joli, de vrai. Elle se connecte à elle-même tous les jours. Elle n’a pas oublié. Elle a juste utilisé ce qu’elle ressentait comme un petit moteur de ce qui lui semblait être le plus proche de la conception du bonheur. J’aime quand elle me donne des conseils que personne n’oserait me donner. Quand elle ne pense pas que je vais à contre-courant ou que je fais n’importe quoi.
Elle m’a souvent répété qu’une personne pouvait mourir mais que son amour était toujours là, autour de nous, bien présent. Ca ne me parlait pas. J’avais l’impression qu’elle me parlait de réincarnation, en fait je n’avais rien compris. J’y ai repensé quand j’ai rencontré Arthus. Ma mère est morte mais elle a été ma mère. J’ai nos souvenirs, son éducation, nos moments toutes les deux dans la tête. Elle n’est plus là, mais son amour est toujours vivant, il a bien existé et je peux le ressentir encore. Dans ce que je suis. J’ai eu une mère. Il y a tant de choses qui restent réelles après la mort de quelqu’un.
Se sentir vivante. Finalement c’est ce qui m’importe plus que le bonheur. J’ai mis tellement de temps à le comprendre. Le prix à payer très élevé. Faire du mal à ceux qu’on aime, tout casser, accepter de ne pas savoir comment reconstruire. Prendre le risque de ne jamais réussir. C’était pourtant un risque à prendre. Avais-je le choix ? J’ai l’impression de vivre entourée de gens qui n’ont pas compris. Que la vie ne se résume à rien sinon vivre fort. Ma mère est morte et je suis devenue orpheline. J’ai eu tout à coup la possibilité de faire de ma vie ce que je voulais. Je pouvais décevoir, me planter, tout raturer. J’ai pris conscience ensuite de tout ce que ça impliquait et tant mieux. Parfois mieux vaut ne pas trop s’appesantir.
L’avis de Sophie est important pour moi car elle a toujours refusé de rentrer dans un moule. Elle est restée des années avec un homme marié. Tout le monde la voyait comme la victime, la femme qui ne se respecte pas et ne se fait pas respecter. En fait elle avait une relation enflammée et passionnée qui la comblait tellement qu’elle n’avait envie de rien de plus. Elle ne se demandait pas si c’était bien, si c’était normal, si ça la mènerait quelque part. Elle n’avait pas besoin de routine, de bons sentiments. Elle avait trouvé ce qui la faisait respirer et vivre. Ce qui lui donnait un peu de joie. Je n’ai jamais compris, mais quelle importance. Puisque ce n’est pas moi qui vivais ça. Pourquoi mettre un peu de moi dans ses ébats ? Parfois être une amie c’est simplement écouter sans se projeter à la place de l’autre.
Cette année a été étrange. Une course au bonheur perdu. J’ai éprouvé tant de sentiments et ressenti tellement de choses contradictoires. Impossible à résumer.


Leave a Reply