Chapitre 15
Je tape le nom de Rafael dans google avec le nom de l’émission à laquelle il a participé et immédiatement des photos de lui défilent sous mes yeux. J’apprends peu de choses sur sa vie, il a effectivement 22 ans. Je le vois avec quelques compagnes et je reconnais une miss météo à son bras, ce qui me fait sourire.
Trop prévisible. Elle est depuis avec un footballeur lyonnais avec qui elle a eu des jumeaux. Je suis étonnée de ne trouver aucun twitter ou facebook officiel au nom de Rafael. Je ne pense pas que quelqu’un de son âge puisse réussir dans ce milieu sans se vendre sur Internet, sans garder un contact virtuel avec tous ses fans. Je découvre un Instagram, mais avec très peu de photos de lui, juste des paysages, des terrasses de café, des paires de baskets et des tableaux dans des musées. Il me surprend.
Je tombe sur un petit article d’un magazine à scandales. Il est indiqué qu’une de ses ex, Chiara a porté plainte contre lui pour coups et blessures. Puis a finalement retiré sa plainte et fait une tentative de suicide. Dépression. Il est vraiment entouré de personnes fragiles. Même si ce petit papier l’innocente, il n’en est pas moins une petite tâche sur son curriculum vitae numérique. Pour le coup, rien de tout cela ne me surprend.
J’ai été longtemps accro à Internet. Le monde professionnel de la photo a grandement changé depuis quelques années et les nouvelles technologies, les réseaux sociaux, les Twitter et Instagram y tiennent une place très importante. Trop importante. Voire angoissante.
Lorsque tout va bien, ces contacts et ces échanges sont légers. Mais quand on broie du noir c’est plus compliqué. J’ai fait un burn out carabiné peu de temps après l’annonce de la maladie de ma mère. Tout va bien, la vie est légère et tout à coup, sans raison, plus rien ne sera comme avant. Le goût tellement violent de l’injustice. Les bases qu’on croyait solides, l’avenir que l’on imaginait prometteur. Plus rien ne sera pareil.
J’ai été profondément choquée. L’annonce a été un coup de poing dans le plexus. Le souffle coupé j’avais quitté mon travail en courant. J’avais marché encore et encore, jusqu’au cabinet d’Adam et je m’étais assise sur une chaise en métal du jardin des Tuileries. Je l’avais attendu en tremblant et en pleurant. Il m’avait raccompagné en taxi à la maison. Il m’avait tenue dans ses bras sur le canapé, jusqu’à l’heure d’aller chercher Lucas chez sa nourrice. J’avais été incapable de m’en occuper les jours suivants, quelqu’un avait appuyé sur pause et je n’étais plus qu’attente et angoisse. Contenue à l’intérieur, ne rien laisser paraître à l’extérieur.
Le soir-même j’étais chez ma mère à Montrouge, pour l’entourer et pour l’accompagner dans toutes ces étapes, ces démarches compliquées et douloureuses. Le soir-même j’avais cessé de pleurer, j’avais enfilé une carapace invisible qui permet de tout encaisser. Ma mère avait beaucoup d’amis, elle n’était pas seule. Il y avait aussi Antoine dans sa vie. Il tenait lui aussi à être présent. Mais j’avais besoin d’être là avec elle. J’avais besoin que ce soit moi qui l’accompagne, qui la soutienne, comme elle l’avait toujours fait pour moi depuis ma naissance.
Le pronostic n’avait pas été bon dès le départ, les médecins ne nous avaient rien caché, ils parlaient de survie et jamais de guérison. Nous avions encore tout encaissé, mis l’espoir de côté, il nous servirait pour plus tard. Alors à cette époque, la communication et même la photo, mon métier dans son ensemble, m’était apparu comme une vaste mascarade. Comment s’intéresser à des slogans, des campagnes, des rencontres sans profondeur ? L’essentiel était ailleurs. La photo, quel monde de dupes. Toutes les agences retouchaient sauvagement, plus personne ne travaillait vraiment sur la réalité. Chacun revendiquait une démarche artistique. Sûrement. Mais aucun cliché ne reflétait quelque chose de réel. Les réseaux sociaux ne relayaient que des images factices. C’est à cette époque que j’avais commencé à écrire, pour moi. A noircir des petits carnets, sans m’arrêter. Cigarette à la bouche, café allongé en terrasse et mes petits carnets. Ce stylo qui file, qui rature, qui entoure. Qui avance tout seul, à peine guidé par ma main, mon esprit. Ces mots qui sortaient de moi. Ils étaient réels. Enfin quelque chose d’authentique. Dans ce monde surfait. Etouffant. Invivable.
Le téléphone dans une main, assise dans les couloirs de l’hôpital, voir en direct mes amis pourtant si loin, les pieds dans le sable, les ventres arrondis, les photos de mariage totalement transformées où l’on reconnait à peine les mariés tant ils se ressemblent tous, les concerts auxquels on ne va que pour dire qu’on y est, les mails qui parlent de soi et qui ne posent aucune question, les Facebook qui se la racontent, qui s’inventent des vies trop belles pour être réelles. Et puis les infos mal relayées, les titres accrocheurs, angoissants, le jeu de haine de ce monde médiatique où personne, à part une poignée n’appartient, pendant que les autres commentent rageusement. Tout ce qui parlait de cancer ou de quelconque maladie me sautait au visage, m’agressait. Mes héros d’enfants mouraient, ce monde pourrissait, la réalité n’était pas réelle et il n’y avait plus rien à quoi se raccrocher. Je ne voulais rien savoir, rien lire, mais tout venait à moi et me gobait toute crue.
Je crois que cette surcharge d’informations, dont je me fichais éperdument, avait contribué à me rendre dingue.
Adam avait son portable sans arrêt greffé à la main. Ces moments de blanc surréalistes où l’autre est à ses côtés mais à des kilomètres, qu’il lit une nouvelle qui concerne une personne que tu ne connais pas, lui non plus, mais qui passe avant le moment présent. Avant l’instant où vous êtes ensemble.
L’avais-je aimé ainsi ? Lui si vivant, avant. Etait-il devenu si pâle à cause de moi, à cause de l’âge ou de ce monde étrange ? Sans doute ne le saurais-je jamais. Tout comme lui ne comprendrait jamais les méandres de mon âme, cette anxiété à fleur de peau qui me faisait tout craindre, tout regretter. Deux amoureux qui deviennent de parfaits étrangers, un couple à l’apparence pourtant inchangée.
Passé le besoin de tout couper, de ne plus rien voir ni entendre, j’avais peu à peu renoué avec l’essentiel. Je ne consultais plus mes mails compulsivement, mais j’appréciais de prendre le temps d’en écrire un à une amie, en ne faisant rien d’autre en même temps. Les téléphones nous ont donné l’illusion qu’on peut faire plusieurs choses à la fois, mais c’est faux. L’esprit est à un seul endroit, il faut simplement choisir lequel.
Je crois que ce silence virtuel a contribué à m’éloigner de mes amis. On ne choisit pas la façon dont on vit, ni à quelle époque. Ou alors il y a un prix. La solitude.
Après la mort de ma mère j’avais repris le blog photo. Je n’y postais plus autant de photos, je les trouvais vides de sens. Mais j’écrivais. J’écrivais, j’écrivais, avec cette sensation que je vivais. Un peu. j’avais publié certains de mes mots, cachés les plus durs, encore une fois je n’avais laissé voir qu’une part de moi. Une part soigneusement choisie. Mes premiers articles avaient été accueillis chaleureusement par mes amis. Il existait une trace visible de moi-même quelque part. Les autres, leurs vies, leurs regards, m’avaient petit à petit fait moins peur. Quand Adam et moi nous étions séparés, ce blog m’avait permis de me sentir moins seule le soir. De garder contact avec les autres, avec l’extérieur. Même si parfois c’était à sens unique. Même si parfois ça n’avait aucun sens, d’écrire sans savoir qui me lisait.
Nora m’avait avoué qu’après sa rupture elle avait ressenti la même chose. Les gens heureux parlent beaucoup d’eux. Les gens tristes assistent simplement au spectacle de la vie qui continue, sans eux. Et ce spectacle a de bons trucages.
Chapitre 16
Ce matin j’ai rendez-vous avec Ilda. C’est une femme grande et forte, bien dans sa quarantaine mais avec sa coiffure et son style décalé, on lui en donnerait facilement dix de plus. Elle a des idées arrêtées sur tout et elle est pétrie de clichés sur les gens. Si nous n’y avions pas été obligées, nous ne nous serions jamais adressé la parole. Et pourtant, aujourd’hui, aucune de nous ne raterait notre rendez-vous autour d’un café, une semaine sur deux, dans les grands fauteuils moelleux du Starbucks d’Alésia.
Il pleut des trombes d’eau, j’ai pris le premier bus qui passait pour ne pas faire les 10 minutes de marche à pied. Je me faufile au milieu des clients qui hésitent, je commande mon traditionnel Latte vanille et je la rejoins à l’étage, je sais qu’elle y est déjà installée. Elle est plongée dans un Gala défraichit, elle l’a sans doute piqué chez le coiffeur, au vu de sa crinière blonde qui ne m’a jamais parue aussi énorme. Elle fait un bon mètre quatre-vingt, chausse du 42 et pourtant je ne l’ai jamais vue en pantalon. Elle a cette féminité toute personnelle, pas fragile pour deux sous, mais plantureuse. Généreuse. Comme elle. Elle m’adresse un grand sourire et me saisit de ses deux grands bras. On rit alors même qu’il n’y a pas de quoi.
Ilda est ce que certains appellent une camionneuse, brute de décoffrage. Elle est du genre à épier ses voisins, à klaxonner en voiture, à penser que les politiques sont tous pourris, que les gens en arrêt maladie à son travail ne sont que des fainéants, que les enfants d’aujourd’hui sont mal élevés et que les mecs sont tous des connards. Et pourtant.
Elle est la seule personne capable de me regarder droit dans les yeux et de me demander avec une chaleur non feinte, une vraie sincérité, comment je me sens. Elle me demande de lui parler de ma mère, de lui raconter sa vie, comment elle était. Elle ne me parle pas de la sienne, qu’elle a pourtant perdue dans les mêmes circonstances. Non, elle attend que je me livre, elle ne ramène pas à elle, pas tout de suite. Elle a les yeux humides quand je lui raconte les nuits sans sommeil, les caprices de Lucas et la solitude quand il n’est pas là. Ce paradoxe étrange de la mère qui aimerait être plus présente et qui pourtant crie sur son enfant, quand il est là.
Elle me comprend, elle hoche la tête en laissant son Mocha refroidir. Ilda et moi avons accouché le même jour, dans la même maternité. Nous avons été les deux dernières mamans acceptées à Port Royal la nuit du 15 mars 2012. Après nous, il fallait aller toquer ailleurs, les salles d’accouchement de la maternité étaient complètes. Nous avons partagé la même chambre et les mêmes galères du premier enfant. Pour elle c’était l’enfant inespéré, celui qui vient clôturer 40 ans de route en solitaire. Pour moi c’était celui d’une nouvelle vie, une famille comme j’avais toujours rêvé de construire. Elle n’attendait pas cet enfant et pourtant. Je l’avais tellement désiré et pourtant. Nous avions essuyé les mêmes maladresses, les mêmes galères d’allaitement, les mêmes larmes d’incompréhension. On s’était soutenues la nuit, on s’était raconté nos vies. Et depuis deux ans nous maintenions cette rencontre fortuite en une originale amitié. On avait d’abord fait quelques virées au parc Montsouris avec Lucas et Paul, pendant nos congés maternité. Elle s’était séparée du père de Paul, peu après. Leur couple n’était que le projet d’enfant de deux quarantenaires gentiment fatalistes et une fois ceci aboutit, il n’avait plus lieu d’être. Nous avions maintenant pris l’habitude de nous retrouver la semaine où nous n’avions pas les garçons, pour un café avant d’aller travailler.
Je me sens bien avec elle. C’est étrange de voir cette personne totalement différente de moi et qui pourtant a traversé les mêmes épreuves. La vie a gommé nos dix ans de différences, nos caractères, nos points de vue politiques, simplement parce que nous nous comprenons dans ce que nous avons traversé de plus difficile. On pense à tort que la joie réunit les gens. C’est dans la peine qu’on se retrouve vraiment.
J’aimerais avoir sa force et surtout sa joie de vivre. Je pense qu’elle n’a jamais compté sur personne d’autre que sur elle-même, c’est ce qui fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui. Je sais à qui elle me fait penser. Je jette mon gobelet déjà froid et je l’embrasse, je lui dis à bientôt, on se voit au parc avec les petits la prochaine fois, il fait beau en ce moment. Elle regarde par la fenêtre où l’on voit ce Paris gris et ses nuages lourds, elle m’adresse un clin d’oeil et elle me dit oui, avec plaisir et s’il fait ce temps pourri on aura qu’à sauter dans les flaques.
*
Quand j’arrive à l’agence, je suis trempée de la tête aux pieds, j’ai mon coupevent Quechua collé sur la peau et mes cheveux ont pris une forme indescriptible. Je suis en retard car j’ai trop trainé avec Ilda, et j’essaie de me glisser discrètement dans mon bureau en évitant de laisser l’empreinte de mes baskets mouillées sur le sol immaculé. C’est à ce moment précis que j’entends Samuel déclamer de sa voix relations publiques « et bien voici notre star de l’image, Léa ! ». Je me retourne comme si on venait de m’électrocuter et je tombe sur le visage amusé de Rafael.
Il est là pour moi. Enfin pour le travail. Il veut que je lui donne le contact dont je lui avais parlé, je ne vois absolument pas de quoi il parle, Samuel jacasse et moi je reste bouche fermée me concentrant sur le simple fait de ne pas rougir. Ce qui bien sûr a sans doute l’effet inverse de celui escompté. Je lui montre vaguement la porte de mon bureau et je le fais entrer. Samuel me fixe d’un air béat à travers la porte vitrée. Il faudrait peut-être songer à avoir de vraies portes ici.
Je fais asseoir Rafael.
Il laisse un long silence planer et me dévisage d’un air amusé. Ses yeux sont plissés, je distingue à peine ses pupilles.
« Tu voulais me parler de quoi ? Je ne gère rien ici, il faut prendre directement rendez-vous avec Lily. » j’ai conscience que ma voix traduit un peu d’amertume.
« Non, Léa je ne suis pas là pour ça. J’avais juste envie de te revoir. » Voilà. Tout simplement.
Chapitre 17
Il est assis en terrasse. Il me sourit immédiatement quand il me voit. Je souris aussi, instinctivement.
Je ne sais pas pourquoi j’ai fini par accepter ce café. Son insistance sans doute. On est vendredi, il est 13h30. J’ai encore un peu de temps avant de reprendre le travail. Le soleil est doux, les parisiens flânent en prévision du week-end. Je m’assois à côté de lui. Je ne suis jamais à l’aise sur la place d’en face.
« Tu fais quoi ce soir ? »
J’éclate de rire.
« Je n’ai même pas encore commandé ».
Il éclate de rire aussi, se passe la main dans les cheveux, faussement gêné. Même assis, il me semble immense. Il attrape ma main. Il commande deux cafés. « Excuse-moi, j’avais oublié qu’il faut un café pour t’amadouer ». Ses yeux plissés.
Me voilà, assise à une terrasse de café ensoleillée, à flirter. Le temps que cette information s’insinue, je sens une douleur monter lentement dans le bas de mon ventre. Je la connais bien. Elle va irradier jusqu’à mon plexus, puis ma gorge. Occuper mes pensées. Me retirer de l’instant présent. Cette boule d’angoisse qui vient sans cesse tout gâcher.
J’en ai assez. De cette violence intérieure. De l’anxiété. De la fatigue implacable qui suit.
« D’accord pour ce soir ».
Il ne m’a rien proposé. Et j’ai pourtant déjà accepté.
Il me tend un petit bout de papier, sur lequel il a inscrit son adresse. Il a une écriture d’enfant. Appliquée.
Les mots que j’y lis me surprennent. Mais je ne laisse rien paraître.
*
Ile Saint Louis. 20 heures.
Le petit papier disait vrai. Comment fait-il pour vivre ici ? Je suis au bas d’un immeuble ou le moindre mètre carré doit valoir dans les 15 000 euros. Son nom est affiché avec les autres. Sur une petite plaque de métal dorée. M’a-t-il menti sur ses parents bohèmes ? Ses cachets ne peuvent pas couvrir un tel loyer, l’un des plus prisé de Paris. L’argent m’a toujours fait fuir. Mon éducation gauchiste, sans doute. Ma mère qui a toujours été indépendante, héritière de rien. Qui a monté son théâtre, seule, pièce par pièce. Je me souviens de ses remarques acerbes sur ma belle-famille. Les parents d’Adam, trop catholiques, trop guindés, trop vieille-école. Trop riches, tout simplement. Je la contredisais car elle m’agaçait avec sa peur de la bourgeoisie. Mais je ne les ai jamais aimés. Je n’ai jamais aimé leurs rêves élitistes, la prison dorée dans laquelle ils avaient enfermé Adam. Leurs rêves d’écoles privées, de grands diplômes. J’ai toujours méprisé leur argent car il allait de pair avec une soumission, des obligations. L’argent ne devrait pas acheter la vie des autres. Encore moins celle de ses enfants. J’ai toujours cette crainte quand je pense à Lucas. J’ai peur de l’argent de ses grands-parents. Peur de ce qu’ils pourraient lui offrir. Un cadeau empoisonné.
Je tape le code noté sur le bout de papier. Je monte au quatrième. La porte s’ouvre. Il semble moins sûr de lui, tout à coup. Je n’entre pas. Derrière lui, j’aperçois une terrasse. La Seine.
« Tu vis ici ? » j’aimerais que mon ton soit moins cassant. Moins inquisiteur.
Il balaye ma question d’une main. « Ce n’est pas mon appartement. Investissement familial. »
Je ne me sens pas le droit d’en demander plus. Je ne sais pas si je peux lui faire confiance. Je le suis sur la terrasse, la vue est magnifique. Il a posé deux grands verres à vin et deux petites assiettes sur une table en métal. Elles sont extrêmement fines, bordées de petites fleurs mauves et dorées. Des assiettes de grand-mère. Je me sens mieux tout à coup. Ca explique ce bien familial, son nom de famille en bas. Je cherche à justifier ce qu’il est et je sais bien ce que cela signifie. Quand on commence à s’arranger avec la réalité.
Ce soir c’est italien. Il a dit ça comme s’il préparait le dîner tous les soirs. Comme si ma présence ici était une routine simple que nous partagions. Il me sert un verre de vin rouge, un chianti. Je goûte ce vin râpeux. La première fois que j’en ai bu c’était en Toscane avec Adam. Je ferme les yeux. Je veux chasser mes pensées, sentir juste ce goût, qui va si bien avec l’huile d’olive, avec le sourire d’Adam. Avec le soleil et le silence que nous savions si bien partager à l’époque. C’est si loin.
Quand j’ouvre les yeux, Rafael m’observe. Je perçois chez lui une légère crainte, que je n’avais jamais vue auparavant. Mais aussi beaucoup de douceur. Alors que je le regarde dans les yeux, je me demande. Que peut-il bien lire dans les miens ?
*
Lorsque mes paupières s’ouvrent la journée semble bien avancée. Les volets ne sont pas tirés et un soleil puissant inonde la pièce. Je suis toute habillée. Mon canapé n’est même pas déplié. J’ai mal à la tête. Et tellement soif. La soirée d’hier.
J’entends les bruits familiers de la rue Daguerre. Les primeurs et traiteurs qui émaillent la rue piétonne de leurs stands. Et de leur boucan. J’ai tellement mal à la tête.
Ma journée semble ruinée avant même d’avoir commencé. Depuis Lucas, les réveils matinaux avaient pris avec le temps, une douce saveur. Celle des journées bien remplies. Ce qui ne sera pas le cas de celle-là de toute évidence. Mon téléphone vibre. Il est encore dans mon sac à main. 5 textos.
Le premier s’affiche.
« Reviens ».
Je me rappelle alors de la soirée d’hier.
Chapitre 18
Il y a plein de choses à manger. Rafael en a préparé pour un régiment. Cette attention a quelque chose de touchant. Il mange comme la dernière fois, affamé et totalement absorbé. J’observe son appartement, décoré avec soin. Un détail m’interpelle : il n’y a aucune photo. Je me souviens de toutes celles que nous avions, en noir et blanc, sur nos murs. La seule que j’avais choisie était celle du portrait d’Adam. Il avait fini par la décrocher. Il ne supportait pas de se voir. J’aimais sa pudeur. A l’époque je n’avais pas encore compris que c’était un peu plus que ça. Son propre regard lui était insupportable. J’avais fait le lien beaucoup plus tard, avec son enfance, ses parents. Aucune photo de lui nulle part, pas de dessins enfantins conservés dans des cartons poussiéreux. Rien n’était jamais dit, mais leur déception était palpable dans chacun de leurs commentaires, et plus encore au détour de leurs silences. Jamais de félicitation, de compliment. Jamais de joie pour l’homme qu’il était devenu. Déception muette. Leur fils n’était pas parfait, n’avait pas été celui rêvé. A travers leurs exigences démesurées envers Adam, ils ne se rendaient pas compte. Que la seule déception réelle, était celle qu’ils avaient envers eux-mêmes. Leur couple bourgeois de banlieue pavillonnaire. Des métiers auxquels ils s’étaient consacrés pleinement, au détriment de leur famille ou d’éventuels amis. Des carrières juridiques, de notables qui au jour de la retraite n’eurent plus le sens de tous leurs sacrifices. Tout à coup ils n’avaient plus rien. Ils avaient passé leur vie à construire un château de cartes. Sans projets, sans discussions, sans amour. Une vie étriquée. Cette famille qui n’avait connu qu’un enfant, source de tant de reproches, de frustrations. Adam m’avoua une fois que ses parents n’avaient jamais eu un geste tendre l’un envers l’autre. Et envers lui ? Il ne s’en souvenait pas. Des attentes trop hautes. Trop loin du coeur.
J’observe à présent les peintures accrochées. Il y a la reproduction d’un Magritte et un Banksy. Le mélange de style peut sembler déroutant, alliant des meubles anciens et des objets modernes. Mais l’ensemble est assez beau. On sent que chaque objet a été choisi avec goût. Rien n’a été laissé au hasard.
Rafael me coupe dans mes pensées.
« Ce n’est pas à moi. Rien n’est à moi ici. Je me contente d’occuper cet appartement. » Il hausse les épaules comme si tout ça importait peu. Il me tourne le dos, s’assois sur le rebord de la terrasse et s’allume une cigarette. La soirée s’est étirée en douceur. Je me sens envahie par une étrange chaleur. Entre le goût du vin et les yeux plissés. Je me sens bien.
*
Je me souviens que nous nous engouffrons dans un taxi. J’ai un fou-rire. Il pose son menton sur le haut de ma tête. Je me sens toujours si petite avec lui. Les rues de Paris défilent, et je vois passer les soirées improvisées avec Nora, puis Adam, les soirées sans plan, toujours remplies d’amis. Ces souvenirs qui me paraissent à des années lumières.
Rafael pose sa main sur les broderies de ma robe. Je me laisse griser par cette sensation d’ivresse. Je sens son odeur. Il porte ma main à sa bouche et je me demande ce que ça ferait de l’embrasser. Je ris. Il s’étonne, rit aussi. Il est enthousiaste comme un enfant. Remonte la file, connaît tout le monde. Nous sommes dans le XVIIIème arrondissement, les gens ont tous les âges, tous les styles. Je n’ai pas le temps de me sentir trop vieille. Je suis sur la piste de danse, une reprise de Julien Doré, des cols claudine, des dreadlocks et des jeans slims. Rafael connaît tout le monde, me présente. Je fais des bises, des sourires. J’embrasse tout le monde. Tout le monde sauf lui. Sa main dans le bas de mon dos « tu bois quoi ? » « c’est bon, j’y vais ».
Je flotte jusqu’au bar et je me heurte à Victoria. Son visage anguleux, son carré noir, son sourire carnassier. La féminité italienne incarnée. Elle éclate de rire, me prend dans ses bras. Je mets un instant à émerger. Nous avons travaillé sur tellement de projets ensemble, elle est en charge du développement commercial de différents salons à Paris, notamment ceux du vin et champagne. Ses cheveux noirs et lisses tombent parfaitement sur ses épaules bronzées. Elle a une classe folle. Je ris, elle aussi, elle m’avoue avoir bu trop de champagne. Un homme arrive, la prend par l’épaule.
« Léa, voici mon frère Alessio… tu sais que Léa m’a sauvée la vie un milliard de fois au taf ! ». Tout au plus l’ai-je dépannée de contacts quelques fois, je ne m’en souviens pas. Je croise les yeux clairs de son frère, petite quarantaine, même visage anguleux. Il me tend une coupe de champagne et nous suivons Victoria jusqu’à une petite table à l’écart, dans un coin. Une reprise de Sylvie Vartan semble déchaîner les danseurs. Je me surprends à connaître les paroles. « Je vois toujours un coin de ciel bleu, aussi bleu que tes yeux quand tu es là…la la la » Je cherche Rafael du regard, il discute avec des amis. Je ne sais combien de temps je reste assise avec Victoria et son frère, à boire du champagne, à rire. Ils me parlent de leurs projets. Leur vie semble aller à cent à l’heure. Alessio vit à New York, il vient de divorcer, il a deux enfants. Il vient souvent à Paris pour les voir. Il me chuchote quelque chose à l’oreille, une blague, je ris et je croise alors le regard de Rafael. Il se détourne. Je taxe une cigarette à Victoria et sort dans la zone réservée, sur la terrasse.
L’air est frais, je m’appuie sur la barrière et allume ma cigarette sur celle d’une personne que je ne connais pas. Je me sens flotter. La musique, le champagne, j’avais presque oublié comme ça faisait du bien de ne penser à rien. Je fredonne : « Malgré les jours de pluie, malgré les nuages qui s’amusent à me cacher les rayons du soleil, je vois toujours un coin de ciel bleu, aussi bleu que tes yeux quand tu es là…la la la… » Une main m’attrape l’épaule et me retourne vivement. Ma cigarette tombe par terre. Rafael. Quelques mots agacés. Je ne réponds pas. J’ai envie de le voir en colère. J’ai envie de le faire sortir de ses gonds. Sans raison. Je crois que j’ai envie qu’il m’en veuille et qu’il s’en aille. Qu’il me lâche. Sale gamin, je pense. Je ramasse ma cigarette et lui tourne le dos. La voix d’Alessio, grave et rauque « ce jeune homme t’embête ? ».
Je secoue la tête et retourne danser. Avec cette sensation d’avoir plus souvent les yeux fermés qu’ouverts. Et puis soudain cette chanson. Celle d’Adam. Celle sur laquelle il dansait tout le temps, en me faisant tellement rire. J’ai envie de ne plus rien entendre.
Je récupère mon sac et m’en vais. Je suis épuisée tout à coup. J’ai trop bu. Je lève la main pour un taxi et je suis presque surprise d’en voir un s’arrêter. Je vois mon reflet. Mes cheveux longs, mes lèvres rouges. Je me sens jolie quand j’ai bu. Alors que je referme la portière il me semble entendre la voix de Rafael. Ma tête est lourde, je m’assoupis contre la fenêtre. Quand je me réveille je suis devant chez moi. Le jour n’est pas loin de se lever. Alors que je m’allonge sur mon canapé toute habillée, les textos défilent.
« Deuxième soirée où tu t’enfuis. »
Chapitre 19
Antoine a beaucoup changé. Il n’a pas l’air spécialement déprimé. Ni ravagé par le chagrin. Il est juste… changé. On ne sait pas vraiment à quoi doit ressembler une personne endeuillée. Et c’est un peu comme si la personne en question ne savait pas trop à quoi ressembler, elle non plus.
Quelque chose d’indicible pour toute personne qui ne le connaissait pas avant.
Quelque chose de différent.
Il rit parfois trop fort. Il n’argumente plus lors de grandes conversations. Il n’a plus d’intérêt pour les questions politiques. Il n’est plus révolté de rien. Il se consacre pourtant corps et âme au théâtre de ma mère. Il porte tout à bout de bras. Il ne sait plus vraiment contrôler le baromètre. Il oscille entre désintérêt et déraison.
Nous buvons un café, accoudé au bar de la cuisine. L’appartement est terriblement vide. Pourtant nous avons à peine touché à ses affaires. Je suis saisie à chaque fois par l’odeur de ma mère, qui est étrangement toujours là. Comment est-ce possible ?
Parfois je regrette qu’il ne soit pas mon père. J’ai perdu bien plus qu’une mère dans cette histoire. Un jour sans doute, avec Antoine, nous cesserons de nous voir.
Je sais que bientôt il quittera l’appartement. Il a géré tellement de choses pour moi. Il m’a tellement aidée. Mais il ne pourra pas rester là. Il ne le sait pas encore. Mais moi je sais. Nous ne pourrons plus jamais être ici de la même façon. Il manquera toujours Agathe entre nous deux.
Chapitre 20
Je n’ai pas peur. Pourtant je n’ai jamais pu monter sur un deux-roues sans cette sensation de vide au creux du ventre, celle qui donne l’impression de décoller des centaines de mètres au-dessus du sol.
Rafael m’a dit de le serrer fort. C’est ce que je fais. Son dos est large. « Serre-moi fort ». C’est joli. Justement parce que c’est dit dans ce contexte, sans arrière-pensée autre que celle de ne pas tomber. Nous partageons une nouvelle fois une intimité forcée. Nous ne sommes plus dans un lit à dormir côte à côte, mais qu’il est étrange d’enlacer ainsi un inconnu. Agréable aussi. Rafael avait raison, son ami a beaucoup de talent. Il me le présente, il a l’air fier. Je ne sais pas de qui, de son ami artiste ou de moi. Qui suis-je d’ailleurs pour lui ? Il ne le dit pas. Simplement « Léa, photographe comme toi ». Les photos sont bien. J’aime le papier, le concret, on pourrait presque les toucher. J’aime les expositions car elles donnent à voir en grand les regards, les expressions. Une photo n’est jamais plus belle qu’accrochée sous verre sur un mur blanc. Offerte au monde, aux passants. Un simple objet, une scène banale deviennent alors mythiques.
« Tu vois, je t’avais dit » « oui, c’est vrai ». Il m’a appelée pour me dire qu’il avait un ami qui expose. Tu dois venir, ça te plaira. Il a fait comme si de rien, comme s’il ne m’en voulait même pas. Comme si je n’avais pas pris la fuite, en pleine nuit.
Ca m’a plu. Cette idée qu’il sache justement, ce qui pouvait me plaire. Qu’il pense à moi. Alors j’ai dit oui. J’ai fait comme si de rien, comme si je ne m’en voulais même pas.
Quand nous repartons, il fait nuit. Je suis un peu grisée par le champagne. Les lumières de Paris se reflètent dans la Seine et nous filons à toute allure sur les ponts. Je pense un instant que nous allons tomber et cette sensation me plaît.
Cette ville est magnifique ainsi. Je me sens libre comme je ne l’ai pas été depuis longtemps.
Rafael s’arrête sur les rues pavées. Nous sommes sur l’Ile Saint Louis, devant nous la Seine écarte les bras. Il enlève son casque, très vite. Puis plus doucement, le mien. Se met debout. Il se penche vers moi, toujours assise à la place du passager. Il me tient fermement le menton. Il me fait presque mal. Et il m’embrasse.
Il y a des personnes qui parfois s’imposent dans nos vies. Qui n’attendent pas un signe de tête, un sourire. Qui acceptent de faire tout le chemin. Dans sa façon à lui, de me vouloir vraiment, il me rend libre de tout. Et de rien. Cette vue de Paris la nuit n’a jamais été aussi jolie qu’imaginée ainsi, sous mes paupières fermées.
*
Il se gare en bas de chez moi.
Il y a des sensations que l’on ne pense plus jamais vivre un jour. Je me félicite de notre différence d’âge. Je n’ai rien à lui prouver, je n’ai rien à construire ni à imaginer avec lui. C’est ce que je me dis. Et pourtant depuis la Corse j’ai beaucoup pensé à lui. Je suis attirée, flattée de ses attentions et il bouscule mon quotidien, mes pensées sombres. Il me change les idées voilà tout. C’est tout.
Il enlève son casque et je suis aspirée par ses yeux plissés en amandes. La lueur espiègle, amusée dont ils ne se départissent jamais. Comment fait-il pour avoir cette assurance, cette sérénité permanente ? Nous entrons dans mon appartement. Il sourit. Fait un pas vers moi et me prend dans ses bras. C’est spontané, c’est doux. Je sens son parfum, l’odeur de lessive de son teeshirt en coton blanc, Il est toujours bien plus grand que je ne l’imagine. Bien plus enveloppant. Il me sert tellement fort que je n’ai pas besoin de lui rendre son étreinte. Ça me soulage tout à coup de ne pas avoir à décider, de me laisser guider. Je mets le doigt tout à coup sur ce qui m’attire dans son insolente apparence : on affronte la vie de la même façon, lui et moi. Sans s’investir. Lui parce que c’est sa vie, son métier, son caractère. Moi parce que j’ai tout détruit et que je n’ai plus rien à construire. On agit au coup de coeur. Il veut de moi comme on porte un coup de tête. Sans calcul.
Quand il desserre ses bras de mes épaules, il pose les mains sur mon visage et l’étudie avec attention. Il se penche vers moi et m’embrasse les cheveux. Je me laisse faire, comme si ce geste intime entre nous était banal. Rien ne l’est venant de mains que l’on ne connaît pas.
Je nous sers deux verres de vin rouge, pendant qu’il étudie mon appartement avec intérêt. Il ne me parle pas de la chaise haute, des biberons et des jouets qui traînent. En regardant le salon à travers ses yeux, je me rends compte à quel point on sent qu’un enfant vit ici. Pour le reste on pourrait se demander si un vrai adulte vit là. J’ai épinglé au mur des photos, il y en a partout ailleurs, volantes, sur la table, dans des paniers ou qui dépassent des tiroirs. Mes baskets de toutes les couleurs qui trainent dans l’entrée. Des objets en vrac, beaucoup en rapport avec la photo mais aussi des objets chinés, de ma vie d’avant, et beaucoup de petits carnets, de stylos, qui me servent à tout noter et que je ne relis jamais. On comprend, à les voir déborder de toutes parts, qu’ils étaient habitués à plus grand, avant.
Il trinque avec moi et me fait un clin d’oeil. Il se laisse tomber sur le canapé comme si c’était naturel, comme s’il était habitué à le faire tous les jours. Son regard ne lâche pas le mien, il attrape ma main mais je me concentre sur la sienne. Elle est grande, une main d’homme. Un peu rugueuse, un peu chaude. Il a alors un geste surprenant, il porte ma paume à ses lèvres et l’embrasse. Il y a dans ce geste tellement d’intimité et de douceur. J’ai tout à coup une certitude irraisonnée. Un jour, à force d’y faire courir mes doigts, je connaitrais chacune des lignes de cette main par coeur.
Nous passons une bonne partie de la nuit à discuter. Il me pose des questions comme lors de notre première soirée en Corse. Il semble pressé de me connaître. Je parle alors, sans m’arrêter. Comme si j’avais besoin de tout lui dire. L’impression que j’ai. Que ce que je fais n’a plus aucun sens. Que je déteste mon travail. Les gens que je rencontre. Ces gens importants que personne ne connaît. Moi qui aimait tellement la photo, ils ont réussi à m’en dégoûter. Tout est faux. Tout est truqué. C’est comme si je me détestais de ne plus trouver de sens à ce que je fais tous les jours. De participer à cette mascarade. Il n’y a rien de pire que d’être entourée de personnes qui ont l’impression de faire quelque chose d’important, alors qu’on sait soi-même à quel point c’est insignifiant, inutile, stupide. J’ai envie d’hurler parfois, de leur dire que ce qu’ils font n’a aucun intérêt, cet argent, ces projets, tout ça c’est du vent. Du vent.
Je participe à l’air ambiant. A cette brise fade. Qui ne pousse jamais rien bien loin.
La seule chose que j’arrive à faire avec un peu d’intensité, un peu de moi, se sont ces carnets dans lesquels j’écris. J’écris tout. Tout le temps. C’est étrange. Mais quand la vague m’a submergée, ces carnets m’ont sauvé la vie. Ecrire m’a sauvée. De ma tempête intérieure. Des méandres de mon cerveau. Ca, ça a du sens. Ecrire.
Je ne veux plus jamais retourner au coeur de cette tempête.
*
Plus tard dans la nuit, il observe mon dos nu. « Tu savais que les grains de beauté sur ton dos ont la forme de la Grande Ourse ? ». Non je ne savais pas. Mais est-ce que quelqu’un a déjà regardé mon dos de cette façon-là ? Je souris. Parfois il y a des gens qui s’imposent. Avec une petite phrase. De celles toutes simples que pourtant on n’oublie pas.
Lorsqu’on finit par s’endormir, il s’enroule autour de moi, me serre dans ses bras très fort, comme s’il avait peur que je parte. Il s’abandonne au sommeil et s’endort instantanément, comme un enfant. Cette attitude m’émeut.
*
Le jour suivant, je retourne travailler. J’ai ce sentiment que l’on ressent après chaque nuit blanche, fatigue physique mêlée à une énergie nouvelle. Je n’aurais jamais soupçonné ressentir ça encore, un jour. Je touche du doigt celle que j’étais autrefois. Avant. Avant tout ça. Je me sens proche de moi, de celle que j’étais avant, comme je ne l’ai pas été depuis des mois. Ce n’est pas vraiment à Rafael que je pense. Mais à moi. A l’insouciance, à la légèreté qui m’avaient quittée depuis longtemps. J’ai une sensation inexplicable. Ce n’est pas le bonheur. Ni la certitude de son retour. C’est juste un sentiment léger qui laisse entrevoir des jours plus doux. Quelque chose d’impalpable. Comme l’incertaine idée que les choses pourraient aller bien, de nouveau.
Chapitre 21
« Et si quoi ? » Me coupe Nora. Elle a des éclairs dans ses yeux de velours. Parfois elle est trop tranchante, elle ne me ménage pas. A travers ses agacements je peux percevoir à quel point je semble couper les cheveux en quatre. Alors je ne dis plus rien. Elle attend, aspire un peu de fumée et s’amuse à me la souffler au visage. Demi-sourire.
Nora est la personne la plus jolie que je connaisse. Sauf qu’elle l’ignore. Cela fait donc également d’elle une personne très agaçante qui peut affirmer la bouche en coeur qu’elle est horrible, mal coiffée, moche, alors qu’elle est ravissante. Elle a cette beauté naturelle, cette aura rare et sans effort, que beaucoup cherchent à obtenir sans jamais y parvenir. Les traits fins sans pour autant être parfaits, les yeux perçants, les lèvres dessinées et les cheveux d’un noir profond, en une affro aux boucles fines et serrées, comme une auréole audessus de la tête, qui vous captive au moindre bruissement d’épaule. Cette coiffure elle l’a toujours eue, avant même qu’elle soit à la mode. C’est sa marque de fabrique.
Nora c’est la parisienne par excellence. Elle vit dans le 18èmedans un appartement avec un salon immense, au parquet entièrement recouvert de tapis colorés. Il y a des cadres au mur avec des couvertures de presse du monde entier, des objets qui proviennent de brocantes ou de la rue. Sur la table basse il y a toujours une pile d’Interiors ou Ideat qui traine. Son appartement est un cocon de vie et de bonne humeur, la radio est toujours allumée sur France Inter et elle ne dit jamais à Lucie de parler ou de rire moins fort. Elle fait son marché aux Batignolles, prend son café au zinc avec les habitués du quartier, de toutes origines. Elle chine tous ses vêtements aux puces de Saint Ouen et rapporte des pièces délaissées mais qui s’avèrent extraordinaires. Avec Sophie nous avons pour habitude de lui donner un peu d’argent pour qu’elle nous trouve des accessoires, de beaux foulards, un sac à main en cuir un peu usé ou une broche ancienne. Nora a un goût sûr et elle aime le partager. Elle a toujours des amis qui passent prendre un verre de vin et qui restent toute la nuit à refaire le monde, en fumant, appuyés à sa balustrade qui surplombe les toits de Paris. Le premier dimanche du mois elle fait un énorme couscous chez elle, et tous ceux qui le souhaitent peuvent venir, il faut juste apporter un légume, elle s’occupe des épices et de la semoule qu’elle roule entre ses doigts pendant des heures en discutant. Je ne manque ce rendez-vous pour rien au monde, tant il est l’occasion de croiser des personnes drôles, atypiques ou simplement de vieux amis. Sa mère vient souvent, elle s’assoit dans un coin, elle ne dit rien mais ses yeux sourient.
Ses parents sont arrivés de Tunis dans les années 70. Dans leur famille c’est l’ouverture au monde qui prime. Après le départ de son père, ses frères et soeurs ont été des piliers pour leur mère. Ils ont fait des études, se sont installés dans Paris. Une de ses soeurs vit à Londres, deux de ses frères sont journalistes. Nora a travaillé plusieurs années à la mairie de Paris puis a décidé de tout plaquer pour ouvrir une petite boutique de décoration. Elle édite de petits créateurs qui montent, son goût sûr ne la trompe jamais. Elle fait le tour des salons spécialisés, repère les marques encore débutantes et fait la joie des bobos du quartier. Sa petite boutique est régulièrement citée sur les magazines et blogs décos. Sa bonne humeur et le petit thé qu’elle offre aux clients lui ont valu de nombreux commentaires positifs.
Elle intimide beaucoup ceux qui ne la connaissent pas, ajoutant au sentiment de confiance en elle un art de la réplique qui anéantit définitivement les plus timides. Un caractère fort sur une personnalité solaire. Elle écrase du haut de ses talons vintage tous ceux qui essaient de peindre son chemin en gris. Elle ne s’est jamais laissée emmener là où elle ne voulait pas. Ce trait fort de sa personnalité, elle le tient de sa mère. Le côté solaire, la chaleur et la sociabilité, de sa fratrie. C’est ma meilleure amie ravissante, qui m’a subjuguée dès que je l’ai rencontrée.
Des personnes comme Nora on en croise une fois par vie. J’ai toujours été étonnée que Yanis soit parvenu à la séduire. Je ne lui ai jamais rien trouvé de particulier. Sans doute sa confiance en lui-même, son arrogance. Il fallait bien un peu de noirceur pour atteindre le coeur pur de Nora. Chose encore plus étonnante, il n’en a pas pris vraiment soin, de son coeur. Au contraire il s’est amusé à le faire courir, à l’essouffler, pour finalement l’abandonner sur le bas côté. Ils se sont rencontrés vers 25 ans à la fac, Nora est rapidement tombée enceinte sans vraiment le vouloir, mais ils étaient heureux d’accueillir ce bébé. Ils l’ont perdu juste le jour de la naissance, il était mort quelques heures avant de naître. Ils se sont mariés dans la foulée, rapidement à la mairie et ont organisé une fête chez les parents de Yanis. Je me souviens de ce moment hors du temps, entre tristesse et célébration.
Ils ont été profondément touchés par la perte de ce bébé et ils ont décidé d’attendre avant d’avoir un autre enfant. Leur vie de couple était bancale, Yanis a commencé à devenir peu présent, à sortir beaucoup, rentrer tard. Il s’est mis à jouer au poker dans une cave des Champs Elysées, à avoir de mauvaises fréquentations, à rêver d’argent et d’une autre vie. Quand Nora est tombée enceinte à nouveau, leur couple était déjà sur la pente descendante. Ils n’avaient plus la même vision de la vie. Nora était restée dans le vivant mais Yanis avait une forme d’autodestruction incompréhensible.
Vers les 10 mois de Lucie, Nora a quitté leur appartement et a pris celui dans lequel elle est actuellement. Elle est bien trop forte et vivante pour se laisser enterrer par un homme. Elle a choisi de divorcer, de partir, et dans cet abandon il y a tellement de courage. Yanis est retourné chez ses parents, a retrouvé des fréquentations du lycée qui n’avaient pas changé de vie ni d’habitudes. Tous ceux qui avançaient étaient partis, il est donc resté avec ceux qui tiennent les murs et fument des joints. Aujourd’hui il ne vient pratiquement jamais voir sa fille, il ne donne rien et participe peu. Je le croise de temps en temps au couscous mensuel, il mange toujours comme si c’était son dernier repas et boit trop. Nora est toujours douce avec lui. Quand elle parle de lui, elle le fait comme elle parlerait d’un adolescent perdu pour lequel elle a une grande affection. J’ai cherché à comprendre Yanis, à comprendre comment on peut rester de marbre face aux fossettes de Nora, comment on peut décider de détourner le regard de ses yeux de chat. Mais j’ai fini par admettre que sa crise est sans doute bien trop profonde pour se permettre d’aimer simplement quelqu’un d’aussi extraordinaire. Et je ne dis pas ça parce que c’est ma meilleure amie. Ma seule vraie amie sans doute.
C’est assez ironique de voir que Nora et moi avons reproduit le schéma maternel. Nous avons été rattrapées par le déterminisme familial. Nous sommes deux mamans solos. Deux mères célibataires. Séparée pour l’une. Divorcée pour l’autre. Tous ces termes que je déteste et qui ne définissent pas notre histoire, ni à l’une ni à l’autre. Expressions qui ne prennent pas en compte notre amour, notre désillusion, les moments où nous avons lutté, essayé, et où nous avons fini par laisser tomber. Abdiquer. Admettre que la difficulté était plus forte que les sentiments ou la bonne volonté. Après quelques années on ne sait plus si l’envie de rester est liée à une réelle tendresse ou à l’illusion de l’habitude. Toutes ces questions ressassées, ensemble parfois, nous auraient-elles influencées ? Toujours est-il que nous revoilà, là. Bras dessus, bras dessous. Elle et moi. La brune et la blonde. Liées depuis la cour d’école, envers et contre tous. «Et si quoi ? » me redemande-t-elle, plus doucement. Profite, pas besoin de te prendre la tête. Tu n’as rien en jeu, rien à perdre, si ? » Je ne dis rien. Elle a raison. J’ai d’autres raisons de me torturer l’esprit qu’un homme trop jeune dans mon lit.
Chapitre 22
Lorsque je me regarde dans le miroir ce soir, je prends pleinement conscience du changement de mon corps. La grossesse a laissé des traces plutôt légères, des seins moins pleins, une cicatrice sur la hanche, comme une coupure devenue blanche, mais c’est tout. Ma silhouette n’a pas changé. C’est surtout à l’intérieur que ce corps a été meurtri.
Lorsque ma mère est tombée malade, je ne voyais plus l’intérêt de me mettre du vernis sur les pieds, de passer du temps à quelque chose de futile. Je ne comprenais plus ces gestes qui étaient des automatismes, pendant des années, mais qui me semblaient tout à coup sans aucune importance. Une perte de temps. Me lisser les cheveux, me mettre du rouge sur les lèvres, porter une robe. Ce qui avait déjà un peu commencé à la naissance de Lucas s’est amplifié. Je m’étais lentement décentrée.
J’avais cessé de m’observer dans la glace en me demandant si j’avais grossi ou minci, si j’avais une ride ou deux autour des lèvres. Quelle importance ces petits signes de vieillesse si ma mère ne pouvait plus vieillir avec moi. Quelle importance de séduire, de faire l’amour, de rester désirable quand mon corps entier, déchiré de l’intérieur était incapable de donner, impuissant à recevoir la moindre caresse, le moindre baiser qui aurait pu apaiser les tensions, relativiser la souffrance. J’ai tourné le dos à ce corps comme j’aurais aimé le faire avec la vie.
Tourner les talons et partir.
J’ai cessé de l’aimer, j’ai cessé de le considérer. Je n’avais plus le temps et surtout plus l’envie. Mais pour ma vie je n’avais pas le choix. Alors d’accord, il fallait vivre, marcher, respirer, mais rien ne m’obligeait à aimer ça. Rien ne m’obligeait à faire plus que le strict nécessaire.
C’est lorsque mon jean Levis s’est déchiré à l’entrejambe, un matin où j’étais assise sur un banc à attendre le bus devant l’hôpital que j’ai réalisé. Je le portais depuis plus d’un mois sans discontinuer. Quand ma mère est morte, ensuite, j’ai cessé de me regarder dans le miroir car il n’y avait rien à voir. Quand on a tellement de chagrin, on ne voit plus qu’à travers soi. Il n’y a plus de contours. On distingue seulement la détresse dans des yeux translucides. Alors ce premier soir, quand Rafael est monté chez moi, je me suis dit « merde, il va me voir nue ». Je m’étais rasée à la va-vite ces parties de mon corps, depuis longtemps oubliées. Puis je me suis dit c’est fou ce mec si jeune, si beau, qui vient chez une fille comme moi, plus âgée, pas apprêtée ni féminine comme les filles de son âge. Puis j’ai oublié cette pensée pour n’être plus que trac. Et le trac ça peut être si bon. La peur au ventre. Se sentir vivante. Les picotements au bout des doigts c’est vibrer, encore, un peu.
Quand il m’a pris dans ses bras, s’est allongé près de moi cette nuit-là, je me suis laissée embarquer par sa spontanéité. La tendresse. Avec Adam nous avions enterré tellement loin au fond de nous cette tendresse. A quel moment j’ai cessé d’accepter Adam comme un appui, comme une épaule sur laquelle me reposer ? Je ne sais plus. Tout ce que je sais c’est que je n’ai plus ressenti le besoin de recevoir des câlins, de l’affection. Pendant les mois d’hospitalisation de ma mère, la peur de m’effondrer m’a dressée comme un roc. Ne pas pleurer. Ne pas m’apitoyer. Il fallait tenir la distance, tant que rien n’était fini je n’avais pas le droit de me relâcher. Pas le droit de rajouter de la tristesse à la difficulté. Malgré ses efforts pour m’accompagner, la main d’Adam sur mon visage, dans mon dos, cherchant mes doigts, me faisait plus de mal que de bien. Je ne voulais pas me laisser aller. J’étais seule dans mon chagrin. Même s’il tentait de me réconforter, je finissais toujours par être seule de mon côté du lit, les yeux ouverts pendant qu’il s’endormait à mes côtés. Il a fini par ne plus chercher à m’enlacer ni à m’embrasser malgré moi. Ne plus chercher à s’infiltrer au milieu de mes idées noires.
Mes angoisses prenaient toute la place dans notre lit.
Adam parlait de dépression. Il semblait réconforté de trouver un mot qui pouvait expliquer que tout foute le camp. Quand ce n’est pas soi, mais l’autre qui a un problème. Je me suis sentie trahie. Il m’avait étiquetée et c’était comme m’abandonner. Je n’avais pas le droit de lâcher prise sans rendre des comptes. Puis quelques fois il m’a tenu tête lors de disputes. S’il ne pouvait pas être agréable, compréhensif à ce moment tellement compliqué et difficile de ma vie, il ne serait sans doute jamais une épaule sur laquelle m’épancher. Le sentir vindicatif à cette époque où je me sentais si fragile, si affaiblie… je ne lui ai pas pardonné. Il était sans doute malheureux, mais il n’avait pas à l’être. Il avait juste cassé quelque chose que j’étais incapable de réparer. Ma confiance en lui, notre légèreté. L’amer constat d’être seule au final. Cette épreuve de la vie m’éloignait de lui. Les épreuves rapprochent, mais pas quand on les vit seul. Pour nous ce fut donc l’inverse. Je n’avais plus d’énergie, plus d’envie. Le peu de forces qu’il me restait étaient simplement tournées vers Lucas, si petit, qui avait tant besoin de moi. Avec lui, je n’avais pas le choix. Que ma vie s’arrête à ce moment-là d’être joyeuse n’était pas souhaitable, mais j’étais incapable d’autre chose. Alors que dire de la vie d’Adam ? Quelle injustice pour lui d’être embarqué dans ma peine, dans ces soirées de silence, pesantes, où seuls mes démons me tenaient compagnie. J’ai mal quand j’y repense. J’ai une sensation de gâchis. Pas de regrets, j’ai fait ce que j’ai pu avec ce qui m’était donné sur le moment. Mais malgré tout. Nous avions connu les étoiles avant le brouillard. C’est ce qui le rendait justement si épais. Il était tombé sur nous d’un coup et nous en étions les premiers surpris.
Chapitre 23
Rafael m’avait confié en Corse qu’il me connaissait bien. Il s’avère qu’en fait il avait découvert mon travail par hasard, environ un an auparavant, un jour où son agent lui avait montré différentes photos publicitaires et qu’il était tombé sur une des miennes. Il s’agissait d’un cliché pour une campagne de prévention sur le cancer du sein. Je me souvenais bien de cette photo et de la femme en question. C’était il y a pourtant quelques années. La volonté de l’association qui avait fait appel à nous pour son plan de communication avait été de prendre en photo une femme guérie du cancer avec des cicatrices apparentes sur la poitrine. Une campagne choc pour pousser d’autres femmes à se faire dépister. Sur le principe le message me plaisait, mais j’avais vraiment des doutes sur le moyen utilisé. J’avais la sensation que le cancer était une maladie inquiétante et que le risque de cette campagne était d’effrayer encore plus, au risque de détourner les personnes concernées du sujet. A l’époque le cancer n’était pas entré dans ma vie en broyant ma famille. Il n’était pour moi qu’un mot qui fait peur, mais qu’on tient à distance en le regardant de loin.
Le jour en question j’étais arrivée au rendez-vous et j’avais rencontré Maria, une quadra dynamique, souriante et joyeuse. Elle était solaire et dramatiquement belle. En la voyant, j’avais compris tout de suite le choix de l’association, d’autant qu’il s’agissait d’une bénévole très engagée avec un vrai parcours de vie. Nous avions discuté de la maladie, mais aussi de sa famille, de son mari et de ses deux enfants encore jeunes. Elle était d’origine espagnole et professeure de langue dans un lycée plutôt difficile mais elle adorait son travail. Au bout d’un moment, elle avait revêtu un peignoir. Une maquilleuse s’était très légèrement occupée d’elle, le but étant de conserver son aura naturelle. Au moment d’enlever le peignoir, je lui avais demandé si cela la gênait de montrer ainsi sa poitrine qui n’existait plus, d’exhiber ses cicatrices. Elle m’avait répondu que oui mais que c’était pour la bonne cause. Elle avait la sensation de faire ce qui était juste, c’était le point ultime de son engagement contre la maladie. Une revanche, presque.
Sauf que pour moi cette nudité n’en était pas une. Elle était au contraire le constat des ravages de la maladie sur son corps. Un corps qui allait d’ici quelques mois être repensé, remodelé, dont les seins refaits ressembleraient à beaucoup d’autres poitrines qui n’avaient pas connu de telles douleurs. J’avais la 88 sensation de lui voler son intimité et j’étais pratiquement sûre que cette sensation serait dans la tête de toutes les femmes qui verraient cette photo. Nous avions fait vite, son sourire irradiait tous mes clichés. Elle avait convenu avec son mari qu’il nous rejoigne avec les enfants à la sortie de l’école. Elle avait envie de leur montrer l’aboutissement de son combat. La fin de cette maladie. Ils avaient tellement eu peur, tellement souffert pendant son traitement. Pourtant petits, ils n’avaient pu être épargnés et avaient suivi les divers essais, les hauts, les bas et les moments de doute ensemble. Ils avaient vécu plus de deux ans avec la panique grandissante que leur mère meure. Quand ils sont arrivés, Maria était rhabillée. Ils avaient couru dans ses bras. J’avais pris des photos de cet instant. Elles étaient magnifiques. Le soir même je les avais envoyées à l’association en disant que c’était celles-ci que je préférais. Il y avait du mouvement, de la vie, de l’amour. Maria et ses enfants heureux, comme si chaque instant passé ensemble était la preuve de leur soulagement de pouvoir encore se prendre dans les bras. Je leur avais demandé s’ils ne pouvaient pas changer le slogan mettre quelque chose de plus optimiste sur leurs affiches qui parlerait de l’après, de la revanche sur la vie, de l’amour qui gagne toujours. Je leur avais également envoyé les autres photos de Maria, le torse dénudé, souriante et forte malgré sa poitrine amputée. Le lendemain matin l’association m’envoyait un mail bref pour me dire qu’ils restaient sur leur idée et que les premières photos étaient superbes, merci. J’étais piquée. A quoi bon faire appel à notre agence, s’ils savaient déjà ce qu’ils souhaitaient dire ?
J’avais été tellement surprise que j’avais aussitôt appelé Maria. Elle qui était si douce m’avait paru soudainement froide. Elle m’avait dit « Léa, vous parlez d’intimité concernant ma nudité, mais pour moi ce sont ces moments avec mes enfants qui relèvent de l’intime. Ces moments-là je ne veux pas les montrer. C’est moi qui ai demandé à ce qu’on garde les premiers. Ca c’est la vraie maladie. Ca c’est ce qui arrive quand on ne se fait pas dépister. C’est ce message 89 que les femmes ont besoin de recevoir. Pas que tout ira bien, qu’on finira par les guérir car ce n’est pas vrai, d’autant plus quand on n’est pas dépistée à temps. La maladie ce n’est pas avoir ses enfants dans les bras. C’est ne pas vouloir les prendre pendant deux ans de peur de leur transmettre la peur, de les inquiéter. De peur de ne plus pouvoir jamais le faire. Parce que rien que de croiser leur regard, ça fait mal. La maladie ce sont les cicatrices et la douleur. Le cancer c’est la survie avec quelque chose en moins, avec un corps différent. C’est parfois ne plus se sentir femme, se sentir mauvaise mère pour ce qu’on inflige à notre famille. C’est culpabiliser de quelque chose de terrible qui nous arrive alors qu’on ne devrait pas. Alors qu’on y peut rien. C’est ça que je veux raconter en montrant mes cicatrices. » J’avais été très perturbée de cet appel. Quelque part je crois que je m’étais même dit qu’elle en rajoutait dans le rôle de la femme forte qui veut tout prendre à bras le corps… Ne s’imposait-elle pas cette vision que la société aimerait nous voir endosser ? La maladie mais le sourire, la revanche sur la vie, la force à travers les larmes ? Sois malade mais surtout sois forte. Vois le positif et envoie nous ce superbe message de sérénité, car tu as trouvé un sens à la vie avec cette maladie ? J’étais en colère. Aujourd’hui je sais que j’avais tort bien sûr. C’était les clichés avec ses enfants qui se pliaient à cette injonction de ne rien montrer. Surtout la mienne. Car c’était à cette époque ma propre peur, ma propre envie de fermer les yeux, qui me détournait de voir vraiment les ravages de la maladie. Je ne connaissais pas le cancer et je ne voulais pas en entendre parler. Maria n’était pas une personne influençable. Encore moins dans sa posture contre la maladie, qui avait jailli du plus profond de ses tripes. Mais elle remettait en cause beaucoup de choses dans ma façon de penser. Elle bousculait mes peurs.
Les photos étaient sorties. Le slogan était simple et sans appel « Montrez vos seins tant que c’est encore possible ». Le buzz avait été total. L’association avait eu beaucoup de reproches notamment cet humour un peu noir, trop caustique pour un sujet si grave. Mais aussi beaucoup de soutien. Beaucoup de femmes avaient témoigné en racontant à quel point ces clichés les avaient aidées, elles avaient compris qu’elles n’étaient pas seules. Pour beaucoup d’autres il avait été le déclencheur d’un meilleur suivi gynécologique. Le but était atteint. Moi je n’étais toujours pas à l’aise avec ce cliché. On m’en avait beaucoup parlé mais j’éludais le sujet. Sans assumer.
J’étais étonnée qu’il ait autant interpellé Rafael. Justement ce cliché-là. Mais il me raconta brièvement que sa mère avait eu un cancer du sein. Qu’elle en avait guéri mais qu’il avait été très touché par cette photo car il n’avait lui-même jamais vu ses cicatrices. Qu’il avait découvert la réalité en voyant cette campagne qui l’avait beaucoup choqué. Mais ce qui l’avait le plus marqué, selon lui, c’était le sourire, le soleil autour de Maria. Quelque chose de diffus, d’incroyablement positif se dégageait. Là-dessus je ne pouvais que lui donner raison. Mais pour le coup je n’avais aucun mérite, seul mon modèle en était responsable.
Après avoir vu cette photo, il avait demandé mon nom. L’avait oublié. Le soir même il avait tapé deux-trois approximations sur google et était tombé sur mon blog. Il avait regardé toutes les photos, lu tous les posts. Dans ce petit bar d’hôtel corse il m’avait alors dit en passant la main dans ses cheveux, d’un geste machinal vers l’arrière, comme pour s’excuser : « je suis tombé amoureux de ton travail ».
Je ne savais pas alors, la petite histoire qu’il s’était raconté sur moi, ce que j’avais laissé transparaître à travers mes écrits sur le blog, mes photos. Il était tombé amoureux de moi avant même de me connaître et cela aurait dû m’inquiéter.
Chapitre 24
J’ai chaud. J’ai cette sensation étrange d’être hors de mon corps, comme si mon esprit était posé ailleurs, sur le banc d’en face, et qu’il m’observe. Des gestes automatiques, une respiration en roue libre. Seule la chaleur sur mon visage me ramène à moi, ici et maintenant.
Sacha m’a donné rendez-vous à l’hôpital. Il ne s’est jamais vraiment posé la question de savoir si c’est difficile ou non pour moi de revenir ici. Je dois dire que ça ne l’est ni plus ni moins. La peine a cette particularité de nous suivre partout et de se réveiller en présence de détails infimes. Alors l’hôpital… J’attends assise sur l’escalier de secours, c’est là où les soignants prennent leurs pauses clopes. On a une vue grise sur les autres bâtiments et sur le parking. Il y a un soleil magnifique mais cet endroit semble y être insensible. Il y a des lieux où les éléments extérieurs n’ont plus aucune importance. Sacha arrive 15 minutes après mon texto. Je ne peux pas lui en vouloir. Son métier a l’importance de l’urgence humaine. Je l’envie presque d’être le soignant, celui qui observe, qui soutient. Comme si cette position le protège à tout jamais de celle de patient.
Comme à son habitude il est cerné. La cigarette dans une main, il m’attrape le cou de l’autre, pour me faire une bise, une seule. Il l’allume, la fume comme s’il aspirait un oxygène vital. Son prénom lui va si bien, il ressemble en permanence à un chat ébouriffé.
Assise sur les marches métalliques je regarde mes Nike défoncées.
« J’ai rencontré quelqu’un ».
C’est sorti tout seul. Il relève la tête brusquement vers moi. Il a l’air sincèrement peiné. Belle entrée en matière.
« Tu fais chier Léa. »
Comme je ne dis rien, il a répète, plus bas, comme pour lui-même.
« Tu fais vraiment chier. »
Comme je ne dis toujours rien, il continue.
« Je t’ai fait venir pour te dire que c’est la merde ici. Delatre va passer en procès, y’a des enquêtes, y’a des gens qui posent des questions, qui fouinent dans tous les dossiers. Y’a soi-disant des preuves sur lui mais il va plaider je ne sais quoi, un truc en rapport avec la loi de fin de vie qui vient de passer. Bref, il va s’en tirer et je pense que c’est normal, qu’il est clean. Il a un bon avocat, et lui aussi c’est un bon, il a toujours fait ce qu’il fallait…il était dans les clous…enfin je crois. C’est dur de savoir, on n’est pas dans les confidences. Mais tu vois ils fouillent… » Tout à coup je comprends.
« Ils vont ouvrir le dossier de ma mère ? »
« Certainement. » Il écrase sa cigarette sous son pied. « Je voulais juste te prévenir. On te questionnera sûrement. Mais tu n’as pas à mentir. Ta mère est… enfin tu le sais bien. Je voulais être sûr que tu sois prévenue avant d’encaisser leurs questions à la con. » Je cherche son regard. Je veux lui faire comprendre que j’y arriverai. Comment faire autrement.
Il me regarde, les sourcils toujours froncés. C’est juste difficile de l’affronter tel quel, parfois.
« Tu as rencontré quelqu’un » il murmure. Ce n’est pas une question. C’est presque une accusation. Comme si c’était futile au milieu de tout ce merdier.
« Oui c’est pas grand chose. Un mec plus jeune avec qui je passe le temps ». Je ne sais pas pourquoi je lui dis ça. Pourquoi je me justifie. Il hoche la tête comme pour me dire qu’il ne me croit pas. Il marmonne qu’il doit y aller, il a un mouvement vers moi, se retient et repart.
Je reste un instant assise sur les escaliers. Le soleil me chauffe toujours le visage. Je suis revenue dans mon corps, tout est comme il doit être, difficile et angoissant. Je ferme les yeux et je tente de réfléchir à la situation. Ils n’ont que ça à faire, sérieusement. Venir demander des comptes à la souffrance, à la douleur des gens. Sacha va faire comme d’habitude. Encaisser seul la douleur qui l’entoure depuis des années.
*
Le jour où j’ai rencontré Sacha, j’étais confrontée à ma plus grande peur. Celle de toute petite fille, même si l’âge adulte m’avait rattrapée. Une peur encore plus vivace dans le cas d’une petite fille qui n’a que sa maman. J’avais eu cette prise de conscience très jeune. Celle que ma vie dépendait de la sienne, et uniquement. Que si elle n’était plus là, je n’avais plus rien. Mais aussi, de manière insidieuse, que potentiellement, je n’étais plus rien.
J’étais au coeur de la tempête. J’avais du sable plein les yeux. Je ne pouvais pas regarder derrière moi et encore moins devant. Je ne savais pas comment réagir, comment me protéger, comment avancer.
Sacha était un loup solitaire et en cela simplement, il me fascinait déjà. J’aurais aimé être comme lui, indépendante, autonome. N’avoir personne. Pour ne pas avoir à souffrir de l’absence, du départ, de la mort des gens que j’aime. Je me suis raccrochée à lui, non pas par besoin de quelqu’un. Mais par envie d’être lui. De devenir cet aide-soignant taciturne et renfermé. Passer de l’autre côté, du côté des spectateurs de la maladie. Comme si elle ne pouvait l’atteindre, lui qui était là pour guérir, pour accompagner. Qui n’avait pas de famille ni d’amour à perdre dans la bataille. Comme si la douleur et la mort ne frappaient que les gens aimés, regrettés.
Sacha était imprenable, impénétrable. Il se contentait de poser sa main sur des épaules. De changer des poches de médicaments. De considérer les lambeaux de vies comme des personnes. Et en soi, c’était la chose la plus énorme, la plus utile, qu’il puisse faire pour les patients, pour les proches. Avait-il conscience de ce qu’il apportait au quotidien ? Sans doute, car sinon il n’aurait pu tenir autant d’années en soins palliatifs.
Je me souviens d’un moment particulier, vers la fin, les derniers jours. Ma mère était inconsciente la majorité du temps, émergeait de temps à autre dans des phases de confusions très difficiles à canaliser. J’avais la sensation d’avoir affaire à une enfant, qui ne pouvait se faire comprendre, qu’il fallait entourer fermement tout en la rassurant. J’avais cette désagréable impression de voir son identité, son caractère, s’échapper lentement mais sûrement de son corps, pour ne laisser que l’illusion de la personne qu’elle avait été. Elle était physiquement devant moi, mais déjà, elle n’était plus là.
Sacha était entré dans la chambre lors d’un de ces moments où ma mère tentait de se faire comprendre et où les yeux pleins de larmes je tentais de me montrer présente, rassurante. Il était arrivé sans fausse jovialité, l’avait regardé dans les yeux et s’était adressé à elle directement. L’espace d’un instant ma mère s’était redressée, en tout cas si ce n’était possible, j’avais eu cette sensation en voyant son visage se tenir et lui répondre. Il lui avait demandé si elle avait soif, avait utilisé le brumisateur pour la rafraichir, avec force. J’avais eu un mouvement de protection, comme s’il allait la noyer, moi qui passait mon temps à la protéger. Il avait eu ce petit sourire sans détourner le regard de celui du sien « mais non voyons, ça fait du bien n’est-ce pas ? Je fais pareil pour moi, alors ne vous inquiétez pas ».
Si Sacha était un aussi bon soignant, c’était justement par sa capacité à se mettre à la place de ses patients. Il agissait instinctivement, sans tergiverser sur les procédures. Il faisait ce qu’il aurait aimé qu’on fasse pour lui. Des gestes, des mots simples et directs. Il était un électron libre, dans cet hôpital ou tout allait si lentement tout le temps, où les décisions collégiales arrivaient toujours trop tard. Il essayait juste de soulager, sans dépasser les limites, mais sans non plus se poser trop de questions. Jamais je n’ai eu l’impression qu’il avait franchi la ligne rouge. Il était simplement mû par cette intuition naturelle de faire ce qui était bien pour les êtres humains en souffrance autour de lui. Des êtres humains. Et non de simples dossiers régis par de quelconque lois. Avec d’autres patients. D’autres enfants. D’autres proches. Je me souviens aussi de cette nuit, allongée aux côtés de ma mère pour qui le jour et la nuit n’avaient plus vraiment de sens, où nous avons eu cette discussion tous les trois. Lors des soins de nuit, elle avait brièvement émergée du brouillard cotonneux des analgésiques pour demander à ce que sa mort soit douce. Nous avions pu parler, Sacha ayant permis de libérer la discussion qu’elle et moi n’osions avoir mais que la présence d’un tiers, qui plus est à l’écoute, rendait possible. Il avait écouté ses souhaits, l’avait questionnée, puis l’avait assurée de faire ce qui serait possible. Il ne lui avait pas menti.
Dans l’enfer que furent ces quelques semaines, Sacha fut comme une petite bouée en plein océan, inutile pour éviter la noyade, mais une douce transition, évitant de vaines souffrances. Il n’avait fait que soulager ma mère, rien de plus, lui apportant par pallier, un sommeil léger, puis petit à petit, profond, permettant de se laisser doucement descendre vers le fond. Ma mère était morte sans que personne ne précipite quoi que se soit, de façon naturelle, malgré ses demandes incessantes. Je devenais folle de ne pas pouvoir l’aider. Sacha l’avait accompagnée de son mieux. Il avait fait en sorte que je n’ai pas à prendre de décision, que je n’ai pas à faire de geste, il savait à quel point la demande d’une personne qu’on aime est une promesse, une faveur qu’on ne peut éluder. Je m’en suis rendue compte beaucoup plus tard. Sans rien laisser paraître. Sans rien précipiter. Simplement par sa présence. Il m’avait protégée.
Sacha et moi étions liés. Par une profonde amitié que partagent les veilleurs de nuit. Si on peut qualifier ainsi cette relation étrange qui s’était tissée au fil des semaines. J’avais beaucoup séjourné dans son service à cette époque et il était devenu une sorte de confident. En tout cas une oreille beaucoup plus réceptive que celle d’Adam.
Avec Sacha c’était plus simple, la position de soignant, de personne extérieure, me permettait une vision objective de la situation. Il apportait sa patte à l’existence et elle s’en retrouvait définitivement transformée.
mars 13, 2019
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